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cœur d’Ahasvérus. Les juifs ont encore besoin d’être affranchis dans les pays mêmes qui leur ont donné tous les droits du citoyen. Affranchissez-les d’eux-mêmes, de leurs passions, de leurs traditions séculaires, de ces pratiques ténébreuses et basses qui les marquent d’un signe toujours reconnaissable au sein de l’humanité. Tout écrivain Israélite qui réclame le droit commun pour les hommes de sa race doit leur adresser en même temps les plus sévères leçons. Pourquoi, je vous prie, la libérale Angleterre s’obstine-t-elle à leur fermer les portes du parlement ? Et chez nous, dans cette France passionnée pour l’égalité, dans une société qui a pour base l’esprit de 89, comment se fait-il qu’il y ait encore des juifs, je veux dire une caste distincte comme sous l’ancien régime ? Les juifs seuls doivent répondre de ces faits. La réforme intérieure de la société juive est certainement une question urgente depuis que l’idée du droit commun pénètre peu à peu les législations européennes, et c’est aux écrivains israélites, publicistes ou hommes d’imagination, de se proposer cette grande œuvre. Un écrivain israélite de l’Autriche, M. Léopold Kompert, a ouvert courageusement la route ; on se rappelle peut-être avec quelle indépendance d’esprit, avec quelle gravité religieuse il travaille au perfectionnement moral de sa race dans les Scènes du Ghetto et les Juifs de Bohême[1]. M. Berthold Auerbach a plus d’art que M. Kompert ; pourquoi ne donne-t-il pas à son talent cette mission civilisatrice qui a fourni à son émule des inspirations si fécondes ?

Malgré ces regrets et ces critiques, le Spinoza de M. Berthold Auerbach n’est pas une œuvre ordinaire. Il faut un rare talent pour se tromper ainsi. L’alliance de l’imagination et de l’étude, de l’érudition et de la poésie, n’est pas complète dans ce tableau ; vous y trouverez du moins, à défaut d’harmonie, maintes richesses de détail. On connaît mieux certains traits du caractère de Spinoza quand on a fermé le roman ; on garde surtout de cette lecture un plus grand respect de la pensée, un sentiment plus élevé de la philosophie et de l’action qu’elle peut exercer sur une âme sincère. Au lieu des mondaines aventures dont les romanciers de nos jours sont les chroniqueurs attitrés, ce sont des aventures toutes spirituelles qui se déroulent sous nos yeux : l’auteur de Spinoza a écrit l’histoire d’une âme. Parmi les œuvres d’imagination en France ou en Allemagne, pourrait-on en citer beaucoup qui méritent cet éloge ?

Je voudrais pouvoir en dire autant du roman que M. Auerbach a intitulé Poète et Marchand. Il y a certainement de l’esprit, de la finesse, des études ingénieuses, des portraits bien tracés dans ce tableau d’une famille juive au XVIIIe siècle ; mais le caractère fragmentaire

  1. Voyez, sur M. L. Kompert, la Revue du 1er janvier 1852 et du 15 janvier 1856.