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en France, au XVIe siècle, comme le chef-d’œuvre de la littérature romanesque. Nous avons insisté sur le côté immoral de l’Amadis français, parce que, l’idée qu’on se fait généralement de ce livre étant empruntée à la célèbre parodie que Cervantes a tirée de l’Amadis espagnol, on est habitué à n’y voir qu’une conception plus ou moins ridicule par l’exagération de l’héroïsme guerrier, de la délicatesse et de la sensibilité en amour. L’Amadis français présenté incontestablement ces divers caractères, mais il y joint aussi une nuance très marquée de sensualité licencieuse dont nous n’avons pu que donner une idée par l’analyse de quelques situations, l’indécence de la forme ne nous permettant de citer textuellement aucun des passages signalés[1]. C’est par ce mélange d’inspirations hétérogènes que ce roman a pu passionner une société qui offrait elle-même des contrastes analogues, où des goûts intellectuels déjà très raffines s’alliaient à des mœurs encore guerrières jusqu’à la férocité et en même temps voluptueuses et efféminées, où l’on aimait tout à la fois les libertés les plus audacieuses du langage et les déguisemens les plus délicats de la passion, où l’on voyait par exemple des femmes honnêtes dans leur conduite, comme la sœur de François Ier, la reine de Navarre, écrire des récits graveleux qu’une femme honnête ne peut pas lire, tandis que l’autre Marguerite, la première femme de Henri IV, très déréglée dans ses mœurs, nous laissait des mémoires empreints d’une réserve pudique et des lettres d’amour qui respirent le platonisme le plus éthéré[2].

Considéré sous le rapport littéraire et comparé au Petit Jehan de Saintré, l’Amadis n’indique aucun progrès dans la littérature romanesque. Il indique plutôt un mouvement contraire ; le merveilleux des anciens romans de chevalerie y reparaît et s’y étale avec la plus grande confusion ; l’analyse des sentimens et des passions y est étouffée sous l’entassement des aventures ; l’histoire, la chronologie, la géographie, y sont également et grossièrement outragées. Le sentiment des beautés de la nature y est absent : on y rencontre quelques mots sur le printemps ou sur le ramage des oiseaux dans les bois, comme dans tous nos vieux romans, mais le paysage ne figure point encore dans la littérature romanesque. On a voulu quelquefois classer le principal traducteur et arrangeur de l’Amadis, d’Herberay, parmi les bons prosateurs du XVIe siècle. Il ne mérite pas

  1. Il y a dans le troisième volume du Cours de littérature dramatique de M. Saint-Marc Girardin un morceau sur l’Amadis qui est charmant, comme tout ce qui sort de la plume de l’auteur ; mais c’est l’Amadis vu par son beau côté. Dès lors il n’était peut-être pas inutile de mettre en lumière le côté opposé.
  2. Voyez ces Lettres de Marguerite à M. de Chanvalon, dans l’édition des Œuvres de cette princesse publiée par la Société de l’Histoire de France.