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foules, car, remarquons-le bien, à une ou deux exceptions près, Béranger ne reproduit guère que les passions des foules. Béranger exprime rarement des sentimens exclusivement individuels, et quand il le fait par hasard, ses sentimens individuels se trouvent encore en parfaite harmonie avec les instincts des multitudes. Quand il chante le Dieu des bonnes gens, il est sûr d’obtenir les suffrages de tous les voltairiens bons vivans, si nombreux sous la restauration ; quand il chante Mon vieil habit ou Maudit printemps, il trouve naturellement un écho dans tous les greniers parisiens ; s’il entonne la Gaudriole, il fait retentir toutes les guinguettes de la capitale et de la banlieue. Béranger n’a jamais plus d’élévation que les auditeurs auxquels il s’adresse dans telle ou telle de ses chansons ; il est le moins lyrique des poètes lyriques. Comprend-on maintenant comment cette muse toute parisienne, mais qui ne s’élève jamais au-dessus du niveau des foules, pourra, les circonstances aidant, se faire entendre de toute la France et devenir muse nationale ! Et les circonstances aideront. Au moment où la nation, épuisée de luttes et misérable par trop de gloire, regardait venir en frémissant une seconde invasion, un petit coup de sifflet partit, un véritable coup de sifflet parisien, aigu, strident, plus terrible aux victorieux et aux puissans, plus menaçant pour nos amis les ennemis que l’éloquence la plus enflammée et que les violences de la plus redoutable colère. Ce coup de sifflet populaire fut comme le signal de la guerre sans trêve ni merci qui devait emporter la monarchie deux fois restaurée. Cette première chanson politique, l’Opinion de ces Demoiselles, où Béranger identifie brutalement les sentimens des amis de la légitimité avec les convoitises de la portion la plus dépravée de la vermine sociale, contient en germe toute l’opposition de Béranger sous la restauration. Vue à la distance où nous sommes aujourd’hui de cette époque, l’opposition de Béranger nous apparaît non-seulement acharnée, mais meurtrière. Elle a un caractère cruel et sanglant, qui ne se dément pas une seule fois durant quinze années, depuis cette chanson datée des cent-jours (1815) jusqu’à cette autre datée de la Force un an avant la révolution de juillet :

Dans mon vieux carquois où font brèche

Les coups de vos juges maudits,
Il me reste encore une flèche,
J’écris dessus pour Charles dix.
Malgré ce mur qui me désole,
Malgré ces barreaux si serrés,
L’arc est tendu, la flèche vole :

Mon bon roi, vous me la paierez.

Béranger était par nature non pas un homme de parti, mais un homme d’opposition. L’opposition était sa force, il y tenait comme