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Mon ami, quoique j’aie l’âge d’un vrai monarque, et même d’un monarque fort raisonnable, je fus le fils du roi pour elle, et son cœur quitta sa boutique pour me suivre.

« Notre première entrevue eut donc un caractère qui la rendit fort différente de nos rendez-vous habituels avec les beautés de garnison. Après cette séance, je restai pendant quelques instans à la fois mécontent et charmé. Le charme tenait au parfum dont en partant elle avait laissé toute ma personne imprégnée, il venait d’elle ; le mécontentement venait de moi-même, que je trouvais horriblement sot. — Mon pauvre Richard, me disais-je familièrement, comme tu ne peux pas te flatter de revenir à l’âge de Chérubin, tu tournes au bonhomme Cassandre ; te voilà prêt à faire du sentiment avec Javotte. — Et de quel droit, me répondais-je à moi-même, nommes-tu Javotte une aimable créature qui s’appelle Lucile ? soit dit en passant. Pourquoi cet être jeune et souriant, dont pas une parole, pas un regard ne t’ont irrité, dont chaque expression au contraire était attendrissante et vraie, dont chaque mot était juste et doux, pourquoi cette femme pleine de simplicité et d’à-propos t’inspire-t-elle ces ridicules dédains ? Ouvre-lui, au lieu de le lui fermer, un cœur où ne s’est jamais réfléchie plus gracieuse image que la sienne. Aime-la franchement, complètement, de cet amour que tu ne méritais plus ni de faire naître ni d’éprouver. — Je crains, en vérité, d’avoir trop suivi mon conseil.

« Quand je l’ai revue pour la seconde fois, elle m’a paru plus séduisante encore que le jour de notre première entrevue. On ne peut pas dire qu’elle s’exprime avec éloquence, mais on ne peut pas dire non plus que les mots trahissent sa pensée ; ils la servent au contraire avec une gaucherie pleine de charme. Elle semble écouter comme une musique céleste tout ce langage amoureux dont je n’osais plus me servir, parce qu’il me semblait trop usé. Je te jure que par momens je regrette de ne pouvoir offrir à ma jeune idole que ces vieilles parures qui me rappellent tant de divinités tombées dans le néant. Heureusement ces oripeaux se transforment en la touchant. C’est le plus puissant de ses sortilèges, les paroles que je lui adresse m’émeuvent comme celles qui sortent de sa bouche. Je me laisse aller à ce terrible enivrement de dire cent fois je vous aime à une créature humaine… Je vais l’aimer. »

Lorsqu’il eut fini de parler, l’ami sensé lui dit en lui serrant la main avec un juron plein d’une joyeuse énergie : « Ne t’avise pas d’une semblable sottise ! Ton bon sens a encore des éclairs qui te font voir ta situation telle qu’elle est. Profite de ces instans de lumière pour reconnaître et fuir le danger. Tu es tout simplement au bord d’une mare diabolique où bien d’autres que toi se sont laissés choir, les uns pour s’embourber, les autres pour se noyer. Malheur