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de la sentir encore tout à l’heure : c’est le moment où l’on se trouve tout à coup en puissance unique de l’amour. J’étais embarqué, je le savais bien, et sur la plus frêle des nacelles, je ne pouvais pas l’ignorer ; mais je voyais toujours la terre, d’abord si rapprochée de moi qu’à chaque instant je songeais à la rejoindre d’un coup de rame, ensuite loin, puis plus loin encore, cependant nette, distincte et me suivant des yeux comme une amie. Depuis hier je ne la vois plus. La chose est advenue bien simplement. »

« La petite beauté que vous savez devait aller passer plusieurs jours dans un village où sont ses parens. Sur ce temps dérobé à la vie conjugale, elle a trouvé moyen de me donner quelques momens dont je n’oublierai jamais le charme puissant et singulier. Elle avait pris vers quatre heures une diligence comme il n’en existe plus, je crois, qu’à Herthal. Ce véhicule primitif devait la conduire à l’endroit où sa famille réside. Il fut convenu qu’elle me rencontrerait à la moitié de sa route sur un point où je l’attendrais avec une voiture, et qu’au lieu de suivre sa course, elle reviendrait avec moi dans mon gîte. Tout s’est accompli au gré de nos souhaits.

« La nuit était tombée déjà quand je suis arrivé avec elle à mon logis, et quelle délicieuse nuit ! le voile parfumé et amoureux d’une déesse endormie. Quand je suis entré dans le premier jardin, lui donnant le bras, mes arbres avaient une physionomie que je ne leur connaissais point. Ma maison avait quelque chose de bon, de doux et de tendre ; ma jeunesse, sortie du tombeau, errait, fantôme charmant, sous la lumière des étoiles ; elle glissait devant moi sous le feuillage, guidait mes pas réglés sur ceux de ma compagne, et se retournait pour me tendre les bras. Je vivrais des siècles que je n’oublierais pas le trajet de la grande porte à la première marche de mon perron.

« J’entrai dans un salon à portraits que je me rappelle vous avoir décrit. J’avais ordonné qu’on m’y préparât un souper. Je m’assis à une table étroite en face d’elle, et je jouis d’un des plaisirs les plus profonds et les plus complets qu’il y ait assurément sur cette terre, celui de souper avec ce qu’on aime. Je dis cela sans croire blasphémer contre l’idéal. La coupe est pleine de mystères. Si des lèvres grossières y trouvent une ivresse avilissante, que de lèvres délicates y ont trouvé la rêveuse exaltation que j’adore, que j’adorais, devrais-je dire ! Je ne sais plus trop comment parler, car cette passion imprévue qu’une bonne ou mauvaise puissance m’a envoyée pousse le sang de mes jeunes années dans mon cœur, que je ne puis m’empêcher de sentir usé pourtant : c’est le vin nouveau dans l’outre vieille ; il faut, je le crois bien, que l’outre éclate, ou que le vin soit tout de suite répandu. Pauvre vin ! si généreux, si pur, que je goûte le plus longtemps possible ta divine chaleur, et que le vase se brise ensuite !