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je ne veux pas blasphémer… Ne songeons pas au passé ; quand je rencontre le regard mystérieux de ses yeux morts, la rêverie ouvre sous mon front un abîme où je ne veux plus tomber. Revenons à ma pâtissière. Je lui ai donné il y a deux jours une preuve d’amour du genre le plus effrayant. Si ce que je vais vous raconter s’était passé ailleurs qu’à Herthal, vous-même ne me le pardonneriez peut-être pas. Que le pâtissier meure, et, après ce que j’ai fait, il ne me resterait plus qu’à épouser sa veuve. Voici l’histoire dans toute son horreur.

« Un frère de Mme de Pornais, le comte de Bressange, a une maison à peu près aussi agréable que maison de province puisse l’être. La marquise de Bressange, sa mère, qui demeure avec lui, est une douairière amie du plaisir ; sa femme est une personne de trente ans, ayant encore de la beauté, un vif désir de plaire et une mélancolie un peu passée de mode, mais que je ne trouve point sans charme, et qui ne l’enlève d’ailleurs à aucune sorte de distraction. Lui-même est un brave garçon, d’humeur franche et joyeuse, qui dans un autre siècle se serait piqué de bel esprit, qui dans ce temps-ci n’est pas trop occupé des moyens d’augmenter son bien. C’est ici un des hommes qui m’ennuient le moins. Si j’étais plus fat, plus immoral et plus léger, je dirais que je regrette de ne pas avoir placé mes affections sous son toit. Ces braves gens, qui ont un magnifique jardin, ont eu l’idée fort raisonnable, quoiqu’assez rare en tout pays, d’offrir à leurs amis une fête d’été. Ces sortes de fêtes sont les seules qui me paraissent toujours sûres de donner un peu d’émotion et d’avoir un peu d’élégance. Là au moins les fleurs ne ressemblent pas à ces têtes dont les sultans décorent les murailles de leurs harems. Elles ne sont pas coupées ; elles vivent et répandent autour d’elles l’action mystérieuse de leur vie. Le gazon et les arbres ont des frissons qui nous gagnent. Le ciel enfin est de la partie, et il inspire à l’esprit comme au cœur le désir d’avoir des ailes. Tout cela fait que dans un jardin on est en même temps plus vif et plus attendri, plus recueilli et plus dispos que dans un salon. J’avoue, pour ma part, que, très sensible à toutes les influences dont je viens de parler, j’étais chez M. de Bressange en humeur très sentimentale. Je me promenai assez longtemps avec la maîtresse du logis, l’écoutant me débiter toute la série des vagues confidences, c’est-à-dire jouer ce grand morceau d’ouverture qui heureusement n’engage pas les femmes à nous donner la suite de l’opéra. J’errai aussi quelques momens avec Mme de Pornais, et je lui parlai, ma foi, avec une tendresse dont elle sembla doucement surprise. Que voulez-vous ? la nature, à qui je dis sans cesse pourtant : Je ne suis point digne que vous entriez dans mon âme, j’ai laissé trop de poussière s’y amonceler, — la nature, par esprit de