Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 12.djvu/737

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Herthal pour aller tenir garnison à Paris. Ce qui causait autour de lui une joie expansive le remplit d’anxiété et de tristesse. Avec quelle amertume il sentait les changemens que son bizarre amour avait apportés en lui ! Quoi ! l’homme qui depuis si longtemps faisait des adieux si joyeux ou tout au moins si résolus à tout lieu, à tout être, à toute chose, quittait maintenant un gîte dont il aurait dû s’éloigner en chantant avec l’attendrissement maladif d’un conscrit tournant pour la première fois les talons à son foyer ! On devait se mettre en route le lendemain, et la journée tout entière avait été employée aux préparatifs de départ. Le soir, elle vint le trouver, quelques instans après la tombée de la nuit. Il attendait l’heure de ce dernier entretien avec une impatience fébrile. Quand il entendit son pas sur le sable du jardin, le bruit de sa robe sous les feuilles, il se sentit pris d’une sorte de défaillance. Il alla au-devant d’elle pourtant et la reçut au seuil de ce salon où, assis en face d’elle à ce repas que j’ai raconté, il avait éprouvé une joie si profonde. Cet asile d’un bonheur déjà passé était rempli de ténèbres. Il la conduisit à un canapé, où il prit place auprès d’elle, il la sentit dans cette obscurité se serrer contre lui et pleurer sur son cœur. Le pauvre garçon avait envie de pleurer à l’instar de sa belle. Que devint-il quand, par un mouvement qu’il ne put empêcher, elle se laissa glisser à ses genoux, et s’écria en lui prenant les mains : « Emmenez-moi, je vous en supplie. En vous disant que je vous donnais toute ma vie, je ne vous ai pas menti. Puisque je suis à vous, emportez-moi. » Elle parlait avec une voix pleine de larmes, et qui vraiment ne manquait pas d’éloquence. Je sais bien que Fleminges est de ceux qui très sincèrement trouvent la bouche d’une jolie femme, quand elle leur tient de tendres discours, plus éloquente que celle des plus grands orateurs. C’est un assez mauvais juge du génie féminin. Voici du reste à peu près ce qu’elle disait ou voulait dire : « Ne me laissez pas retomber dans le néant d’où vous m’avez tirée. Ce serait une cruauté de me rendre à des choses auxquelles vous m’avez arrachée et que vous m’avez fait paraître odieuses. Songez au supplice qui m’attend quand demain je verrai s’éloigner avec vous tout espoir d’un bonheur auquel je n’avais peut-être pas droit, mais qu’après tout enfin j’ai connu. Vous me répétiez que j’étais votre maîtresse, votre femme, que je devais avoir en vous une foi absolue. Vous qui avez une âme si bonne et si loyale, donnez raison aujourd’hui à vos paroles. Ne m’abandonnez pas. » Fleminges ne savait trop que répondre. Rien de faux et de malencontreux, a-t-il toujours pensé, comme la situation d’un homme dont toutes les actions, tous les discours ont été une provocation perpétuelle à un dévouement absolu, et qui, le jour où ce dévouement vient le trouver, est pris d’un indicible effroi. À la femme qui vous crie : « Je te suis, emmène-moi, »