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d’or, et travaillée au ciselet[1]. Comme je l’ai dit à propos du modèle, j’avais représenté la Mer et la Terre sous la forme de deux figures assises… La Mer portait un trident dans la main droite, et dans la gauche une barque délicatement ciselée, destinée à contenir le sel. Au-dessous de cette figure se groupaient quatre animaux marins, ayant chacun le poitrail, les jambes de devant et les sabots d’un cheval, et le reste du corps d’un poisson. Leurs queues, armées de nageoires, s’entrelaçaient les unes dans les autres le plus agréablement du monde. La Mer, assise au-dessus du groupe, dans une attitude tout à fait noble, était environnée d’une multitude d’animaux marins et de poissons se jouant dans les flots, dont j’avais reproduit au naturel la forme et la couleur, grâce à un excellent travail d’émaillure. J’avais donné à la Terre l’apparence d’une femme parfaitement belle, entièrement nue comme la figure d’homme qui représentait la Mer, et tenant dans une main la corne d’abondance. Sa main gauche supportait un petit temple d’ordre ionique travaillé avec une finesse extrême et disposé de manière à recevoir le poivre. Aux pieds de cette femme, j’avais réuni les plus beaux des animaux qui habitent la terre, et imité les terrains, les rochers, soit en employant l’émail, soit en laissant paraître le champ même de l’or. L’ensemble de mon travail reposait sur un socle d’ébène le long duquel j’avais distribué quatre figures d’or, un peu plus saillantes qu’en demi-relief, et représentant la Nuit, le Jour, le Crépuscule et l’Aurore. Enfin quatre autres figures de même grandeur, personnifiant les quatre vents, étaient travaillées et émaillées en partie avec toute la grâce et l’adresse que l’on pourra s’imaginer. Lorsque je présentai cette salière au roi, il poussa un cri de surprise, et la contempla longtemps sans pouvoir rassasier ses yeux. Il m’enjoignit ensuite de la reprendre et de la garder chez moi jusqu’à nouvel ordre. Je la remportai donc au logis, et j’invitai aussitôt à s’y rendre quelques-uns de mes plus chers amis ; puis je dînai joyeusement avec eux, après avoir placé au milieu de la table cette salière, dont nous fûmes ainsi les premiers à faire usage. »

Sauf quelque inexactitude dans la description de certains détails, — inexactitude qu’expliquent d’ailleurs les vingt années écoulées entre la date du travail et l’époque où l’auteur en rendait compte de mémoire, — les renseignemens que Cellini nous donne sur son ouvrage permettent d’en apprécier assez bien l’intention générale. On peut, sans courir le risque de se tromper, pressentir d’après le

  1. Notons en passant, — car c’est là un des caractères distinctifs de la manière de Cellini, — que tous les ouvrages de sa main en ce genre, tous les objets de menue orfèvrerie et de bijouterie qu’il a laissés, sont exécutés en vertu du même procédé. Rien n’y est fondu ni estampé : le ciselet seul a fait les frais du travail.