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des élégies. Sous chaque vers, on sent le cœur du poète qui saigne et qui souffre, et malgré soi l’on s’associe à sa douleur.

Le Village abandonné eut un succès plus grand encore que celui du Voyageur ; quatre éditions furent épuisées en six semaines, et il en fallut faire une cinquième bientôt après. On fut frappé du ton mélancolique de cet ouvrage, et de l’adieu que le poète adressait à sa muse. De toutes parts on exprima l’espoir que Goldsmith reviendrait sur sa détermination. Elle était pourtant irrévocable : Goldsmith n’avait plus le temps de faire des vers ; il commençait à craindre de ne pouvoir faire face aux engagemens qu’il avait contractés. Il retourna au plus tôt à la campagne pour y terminer, dans les intervalles que lui laissaient la maladie et les exigences des libraires, une comédie qu’il avait depuis longtemps en tête, et qui ne fut achevée que l’année suivante. Les Méprises d’une nuit eurent, dès la première représentation, un succès de rire qui alla toujours croissant, et que le temps a confirmé. Aujourd’hui encore c’est une des pièces de l’ancien répertoire qui sont le plus fréquemment remises à la scène. La donnée fondamentale est difficile à admettre : comment croire qu’un jeune homme intelligent puisse prendre pour une auberge la maison de son futur beau-père ? Mais la pièce est d’une gaieté folle, et tous les caractères en sont tracés de main de maître.

Ce fut le dernier succès du pauvre Goldsmith. Sa robuste constitution avait cédé à l’excès du travail, et des préoccupations trop constantes avaient porté au dernier degré la sensibilité maladive qui le rendait incapable de résister à certaines impressions. Un soir qu’il jouait au whist, on le vit tout à coup poser les cartes, sortir de la maison et revenir presque immédiatement. Aucune des personnes présentes n’avait prêté attention au chant d’une mendiante qui passait dans la rue ; mais Goldsmith l’avait entendue, et ce chant plaintif, qui lui rappelait que lui aussi avait gagné sa vie en chantant et en jouant de la flûte, avait ébranlé tous ses nerfs : il n’aurait pu continuer à jouer, s’il n’était allé congédier la mendiante en lui donnant quelque argent. Ses embarras allaient croissant : il ne pouvait plus écrire autant qu’autrefois, parce que ses forces l’abandonnaient, et chaque avance qu’il obtenait des libraires enchaînait pour plusieurs mois sa liberté. Il songea à publier un grand Dictionnaire des Sciences et des Lettres, sorte d’encyclopédie à laquelle Burke, Reynolds et d’autres personnes de mérite promirent de contribuer. Il passa beaucoup de temps à arrêter le plan de cet ouvrage, à en rédiger le programme et l’introduction ; mais aucun libraire ne voulut se charger d’une entreprise qui exigeait une mise de fonds considérable. Goldsmith avait compté que cette publication lui assurerait un travail régulier pendant plusieurs années : la ruine de ses