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qui sache peindre ses mœurs et flageller ses ridicules aussi changeans que les gouvernemens qui s’efforcent de diriger ses destinées, le Théâtre-Français, suivant une impulsion qu’on aime à encourager, déroule sous les yeux du public les chefs-d’œuvre de son ancien répertoire. Molière, Regnard, Marivaux, Beaumarchais, et jusqu’à M. Scribe, dont on reprend les comédies légères, moins faciles à faire oublier que ne le pensent les beaux esprits, apparaissent tour à tour sur le théâtre de la rue de Richelieu et y attirent la foule. Quelle est la nation de l’Europe qui peut, comme la France, remonter le cours de sa littérature dramatique et faire admirer aux générations contemporaines des œuvres qui ont deux cents ans de date ? Shakspeare est à peu près le seul grand poète dramatique dont le public de Londres entende encore la langue. Le théâtre de l’Allemagne ne remonte pas au-delà de Lessing, de Goethe et de Schiller, c’est-à-dire des dernières années du XVIIIe siècle. L’Italie n’a pas de théâtre national avant Goldoni et Alfieri. L’Espagne pourrait-elle évoquer sur la scène de Madrid, de Séville ou de Barcelone, les conceptions plus épiques et plus lyriques que dramatiques des Calderon et des Lope de Véga ? Il est permis d’en douter. L’Espagne, il est vrai, lit et admire la langue de Cervantes comme nous lisons avec délices Montaigne, Amyot et Rabelais ; mais, excepté l’Angleterre et son Shakspeare, il n’y a que la France qui possède une littérature dramatique, vivante et accessible à tous, depuis le Cid et le Menteur de Corneille jusqu’à la Calomnie de M. Scribe, qu’on a reprise tout récemment. Il est de mode depuis quelque temps, et dans un certain monde infiniment petit, où l’on cultive avec rage le mot en relief et les modulations de style sans idées, de prendre en pitié l’esprit et l’œuvre de M. Scribe. On a tant de chefs-d’œuvre sous la main, les génies éclos sous l’incubation de l’école pittoresque ont été si inventifs au théâtre, ils ont parlé une langue si sensée, si bien interprété l’histoire et fait parler le cœur humain, qu’on a bien raison de se moquer de cet écrivain bourgeois qui, depuis quarante ans, amuse la France et l’Europe tout entière. Nous savons tout ce qu’on peut reprocher à l’esprit fécond et ingénieux de M. Scribe, ses négligences de style, la vulgarité de ses types, la fâcheuse disposition qui le porte à rabaisser les beaux élans de l’âme, à ridiculiser l’héroïsme, à ne voir partout que des diplomates de comptoir et des Jérôme Paturot, qui narguent volontiers les passions généreuses et les caractères puissans. Ces défauts, et d’autres encore, qu’on peut relever dans la manière de M. Scribe, comme la trop grande complexité des incidens et l’abus de la mise en scène, ces défauts, disons-nous, n’empêchent pas que l’auteur de la Calomnie, d’une Chaîne, de Bertrand et Raton, de la Camaraderie, de cent vaudevilles qui ont vécu plus d’une semaine, ne soit l’écrivain dramatique le plus fécond, le plus ingénieux et le plus universellement populaire qu’il y ait en Europe depuis un demi-siècle. Je ne parle pas de ses beaux libretti d’opéras et d’opéras-comiques, de Robert-le-Diable, qui est un chef-d’œuvre, de la Juive, du quatrième acte des Huguenots, de la Dame Blanche, du Domino noir, du Maçon, et de tous les opéras de M. Auber. J’ignore si après Molière, après Regnard, Destouches, et cent autres qu’il est inutile de citer, il est encore possible d’écrire en France ce qu’on appelle une comédie de caractères, et si les vices et les grands travers de la nature humaine n’y sont pas tracés depuis longtemps au théâtre