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l’intérêt, la vie, et y ajouter des règles, telle était la poétique de Corneille à l’heure où il préparait le Cid. Cependant, au moment où il parlait ainsi, le parti des règles devenait chaque jour tout-puissant. Le génie dominateur de Richelieu, la création de l’Académie, une réaction instinctive du goût public contre les désordres d’Alexandre Hardy et de son école, la mode enfin, dont il faut bien tenir compte chez une nation ardente et mobile, mille causes assuraient la victoire à la tragédie régulière. C’est précisément en 1635 que cette victoire fut remportée, non pas sur la scène par quelque grand chef-d’œuvre, mais sur le terrain de la théorie et dans le champ-clos de l’opinion. Les comédiens, attentifs à suivre le goût dominant, ne voulaient plus jouer que des pièces parfaitement conformes aux lois de l’unité. Un certain La Piralière, dans une brochure satirique intitulée le Parnasse, nous montre tous les jeunes poètes, tous les dilettanti de l’époque, abandonnant les épîtres et les sonnets pour fabriquer des tragédies; ils assiègent les portes du théâtre, arrêtent les acteurs au passage, offrent leurs manuscrits, et pour se recommander aux princes et aux princesses de la scène, ils affirment qu’ils ont observé toutes les règles d’Aristote, — peut-être même quelques autres auxquelles Aristote n’avait pas songé. Cette curieuse satire est de 1635; or en 1538 un adversaire des trois unités, le dramaturge d’Urval, dans un discours qui précède sa tragédie de Panthée, dit expressément que les partisans des règles sont depuis trois ans les maîtres de la scène et de l’opinion. On comprend mieux, grâce à ces détails, quelle émotion dut produire le Cid. M. Ebert raconte cet épisode avec intérêt; seulement il a tort de croire que Corneille, après sa victoire, contraint par l’Académie, soumis par Richelieu, et obéissant décidément aux transformations du goût français, ait renoncé à ses brillantes témérités pour consacrer à jamais la tragédie classique dans Horace et Cinna. Le romantisme cornélien éclate à travers toute la carrière du poète; il ne serait pas difficile d’en indiquer les traces dans la libre composition d’Horace, de Cinna, de Polyeucte, mais surtout il suffit de citer Don Sanche et Nicomède pour rappeler à M. Ebert ce qu’il n’eût pas dû oublier. En général, pour tout ce qui précède l’apparition de Corneille, le travail de M. Ebert est excellent; son jugement sur l’auteur du Cid, c’est-à-dire la conclusion même, renferme de graves erreurs. Je n’hésite pourtant pas à signaler ce livre comme l’un des meilleurs que l’histoire littéraire ait produits en Allemagne dans ces dernières années.

Avec M. Jürgen Bona Meyer, nous passons des questions littéraires du XVIR siècle aux problèmes philosophiques et sociaux du XVIIIe. M. Bona Meyer a pensé que ce serait une œuvre utile et neuve de prononcer enfin un jugement impartial sur Voltaire et Rousseau[1]; il lui a paru qu’aujourd’hui encore, en France comme en Allemagne, les deux chefs du mouvement intellectuel du dernier siècle n’avaient que des admirateurs de parti pris ou des détracteurs aveugles. Il a interrogé la plupart des travaux récemment consacrés à l’auteur de Candide, à l’auteur du Contrat social, et dans les meilleures de ces études il a cru retrouver les traces des passions

  1. Voltaire und Rousseau in ihrer socialen Bedeutung dargestellt, von Jürgen Bona Meyer; 1 vol. Berlin 1856; Paris, Glaeser, rue Jacob, 9.