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les provinces prussiennes, c’était celle qui avait le plus cruellement souffert. À toutes les amertumes de l’orgueil national outragé étaient venues se joindre pour elle des charges inconnues aux autres parties de la monarchie. Depuis 1807, elle n’avait pas cessé de servir de champ de bataille, de passage ou de séjour, à de nombreuses armées qui l’avaient épuisée. La grande armée, en la traversant, avait achevé de la ruiner ; elle lui avait pris tous ses blés, tous ses fourrages et tous ses chevaux. La misère y était si profonde, que la population y avait rapidement diminué d’un cinquième. Aussi la haine de notre puissance y avait-elle atteint un degré d’intensité extrême. Aussitôt que nous eûmes quitté le pays, la population tout entière se leva et demanda à marcher contre nous. Le général York était à Tilsitt ; il y était triste, découragé, fort inquiet de la désapprobation publique dont l’avait frappé le roi et du sort qui lui était réservé. Les autorités de Kœnigsberg députèrent vers lui pour le presser de venir prendre le commandement militaire de la province et régulariser le soulèvement de la population. York hésitait à accepter une telle mission ; il ne fallut rien moins que les vives instances des présidens de Kœnigsberg et de Gumbinen, Auerswald et Schœn, pour le décider. Il quitta donc Tilsitt et se rendit à Kœnigsberg, qui le reçut avec enthousiasme ; mais il n’était pas au bout de ses tribulations.

Dans le moment même où les autorités de la Prusse orientale lui remettaient la plénitude des pouvoirs militaires, l’empereur Alexandre, par une décision du 18 janvier, nommait le baron de Stein son commissaire dans cette même province, et l’investissait des attributions les plus étendues. Stein était cet ancien ministre que la politique de Napoléon avait, en 1808, violemment écarté des conseils du roi et frappé d’exil, qui s’était retiré d’abord à Prague, plus tard en Russie, où il n’avait pas tardé à prendre sur l’esprit de l’empereur Alexandre un grand ascendant. Il rentrait aujourd’hui en Prusse avec la double autorité des services rendus autrefois à son pays et d’un commissaire du tsar. Ce fut pour ce souverain un bonheur singulier d’être secondé, dans l’exécution de ses vastes desseins, par les talens et les passions d’un tel homme. Stein réunissait les aptitudes les plus diverses : une science profonde de l’administration financière et l’intelligence philosophique des grandes réformes commandées par les progrès du siècle, la fierté d’un descendant de ces anciens barons du Rhin, feudataires des empereurs d’Allemagne, et un art incomparable pour manier et entraîner les masses ; homme du reste trempé pour la lutte, plus fait pour vivre au milieu des orages d’un pays libre que sous la pression et la règle d’un gouvernement absolu. Impétueux et plein de ressources, il avait l’initiative, la fécondité et l’audace d’un esprit militant ; il en avait aussi la véhémence, et son énergie dégénérait trop souvent en dureté.