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directeurs de la compagnie. Les épaulettes de capitaine, au plus celles de major, sont des limites de carrière que nul, même le plus ambitieux, ne saurait se flatter de franchir. C’est peu de chose sans doute pour satisfaire des rêves de vingt ans, bien qu’au débarqué, le griffin, c’est le nom familier sous lequel on désigne dans l’Inde le jeune officier, n’apporte avec lui qu’un léger bagage de connaissances militaires, le plus souvent un sabre, des épaulettes et le red coat. Après quelques semaines de résidence au fort William, le nouveau-venu est dirigé sur un régiment, remis entre les mains d’un sergent instructeur, et au bout d’un an il a reçu toute l’instruction militaire que la compagnie exige de ses officiers. L’on voit tout de suite ce qu’un pareil système d’éducation militaire a de vicieux : c’est déjà officier et sous la direction d’un inférieur que le griffin commence ses études spéciales, trop courtes d’ailleurs, et cela sous un climat qui porte à la paresse, entouré comme il l’est des tentations du sport, de la mess et du billard, si attrayantes pour un jeune homme. Aussi ne croyons-nous pas avancer une opinion erronée en affirmant que bien peu d’officiers de l’armée anglo-indienne, ceux-là seuls qui ont une vocation spéciale, arrivent à une parfaite connaissance des secrets de l’art militaire. Le gouvernement lui-même semble peu s’inquiéter de cet état de choses, car les primes d’encouragement qu’il accorde aux esprits studieux de son armée ne portent qu’indirectement leurs études sur les sciences militaires. Ainsi les langues orientales, les connaissances topographiques, les études de jurisprudence, qui conduisent à des positions lucratives dans les états-majors ou dans les emplois civils, se rattachent bien à l’art militaire, mais n’en sont après tout que des "corollaires assez éloignés. On peut donc affirmer qu’en fait de sciences militaires, à l’exception toutefois de l’artillerie et du génie, corps fort remarquables, dont les officiers subissent tous des examens sévères au collège de Sandhurst, les officiers de l’armée de l’Indu ne sauraient soutenir la comparaison avec les officiers d’aucune armée européenne. Faisons observer aussi, pour être juste, qu’au jour du combat ils ont toujours montré un mépris du danger, un dévouement au drapeau écrit en lettres sanglantes et glorieuses sur le butcher’s bill la liste des morts), qui rachète et au-delà, au point de vue militaire, ce qui peut leur manquer en fait de connaissances spéciales[1].

  1. L’opinion que nous venons d’émettre sur l’insuffisance des officiers anglo-indiens est, nous le savons, loin d’être populaire en Angleterre, où l’on a vu l’organe le plus important de la publicité proposer sérieusement de mettre à la tête de l’armée de Crimée des officiers du service de l’honorable compagnie, qui, s’ils ont reçu du ciel le génie militaire, n’ont pas encore trouvé l’occasion d’en donner la preuve. Nous n’en persistons pas moins à croire que l’homme de guerre a des occasions plus nombreuses d’acquérir et de montrer des talens militaires dans le service de la reine que dans celui de la compagnie, et qu’en demandant de choisir le successeur de lord Raglan parmi les officiers indiens, le Times obéissait à un sentiment de patriotisme inquiet et peu raisonné.