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Eh ! eccellenza, je pourrais vous en dire autant, répliqua le facchino en fronçant de gros sourcils d’un air mystérieux.

Arrivé sur le pont de la Paille {ponte della Paglia), l’homme se retourna comme pour s’assurer si on l’avait suivi. Le chevalier connaissait trop bien les mœurs de Venise pour ne pas deviner que cet homme avait quelque chose à lui communiquer. L’ayant rejoint sur le pont de la Paille, qui est l’un des plus anciens de Venise et où le facchino l’attendait en faisant semblant de regarder le pont des Soupirs, qui rattache le palais ducal aux prisons : — Que me veux-tu ? lui dit le chevalier à voix basse.

— Je regarde cette arche si bien nommée ponte dei Sospiri, répliqua l’homme du peuple sans paraître avoir compris la question du chevalier, sombre et court passage qui sépare la vie de la mort, et à l’entrée duquel on devrait écrire en lettres de bronze :

Per mé si va nella citta dolente,
Per mé si va nell’ eterno dolore !

— Je vois que tu me connais, reprit le chevalier ; parle, qu’as-tu à me dire ?

— Je n’ai rien à vous dire, eccellenza, si ce n’est que la vie est courte, et qu’il vaut mieux la passer en liberté, passarsela in libertà, qu’à l’ombre de ce vieux palais mauresque.

— Crois-tu donc parler à una spia, à un familier du conseil des dix, pour t’exprimer ainsi comme un oracle ? répondit le chevalier avec impatience. Qui t’envoie vers moi, et quelle est ta mission ?

— Ma mission est de vous avertir de prendre garde aux griffes du lion, qui est d’autant plus irritable qu’il se sent vieillir. Par le temps qui court, il fait bon avoir des amis.

— Je ne suis pas plus avancé, répondit Lorenzo d’un air un peu soucieux, et tes énigmes sont toujours impénétrables.

— Si vous êtes curieux d’en savoir davantage, signor cavalière, répliqua le facchino d’un ton résolu, vous n’avez qu’à me suivre.

Étonné de l’invitation, Lorenzo ne sut d’abord que répondre. Il descendit le pont de la Paille, suivant machinalement les pas du facchino, dont le langage réservé et la citation, faite si à propos, décelaient une éducation supérieure à celle d’un homme du peuple. Ce pouvait être un émissaire de l’inquisition chargé de lui tendre un piège, ou bien un partisan déguisé des ennemis de la république qui, connaissant la position difficile du chevalier, voulait l’engager dans quelque entreprise ténébreuse et coupable. Ces idées traversaient rapidement l’esprit de Lorenzo, lorsqu’il vit cet individu prendre une gondole au traghetto du pont de la Paille, et y entrer en lui faisant signe de prendre place à côté de lui. Le chevalier hésita, parut se consulter un peu, puis, réfléchissant aux deux vers de la Divine