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et serrées, un front étroit et plissé par l’habitude de la réflexion, de beaux yeux noirs dont la flamme tourbillonnait sous une arcade proéminente, une taille nerveuse et souple, des manières distinguées, formaient un ensemble qui saisissait, qui donnait l’idée d’un homme politique peu disposé à s’en rapporter à la Providence pour le gouvernement des choses de ce monde.

— Je vais sans ris doute au-devant de votre pensée en vous expliquant la démarche que je fais auprès de vous, dit Zorzi à Lorenzo, qui l’écoutait en effet avec une certaine anxiété. Ami d’enfance de votre père, dont le dévouement à sa patrie n’était égalé que par l’ardeur de son esprit pour les idées grandes et généreuses que nous sommes à la veille de voir triompher sur le vieux monde qui s’écroule, je vous porte un intérêt d’autant plus vif, mon cher chevalier, que j’ai peut-être contribué, sans le vouloir, à précipiter la crise au milieu de laquelle vous vous débattez. Je sais tout ce qui vous arrive, votre séparation de la famille Zeno et la tentative que vous avez faite récemment pour voir la gentildonna qui vous captive, et qui sera dans quelques jours l’épouse du chevalier Grimani.

Lorenzo fit un mouvement de surprise mêlée d’indignation auquel Zorzi répondit immédiatement : — Vous êtes jeune, chevalier, et vous êtes amoureux, deux grands défauts qui empêchent l’esprit de bien voir ce qui se passe dans le cœur humain. Le temps vous corrigera de l’une de ces infirmités, mais je doute que vous puissiez jamais vous guérir de la noble folie qui caractérise toute une classe d’intelligences qu’on nomme les poètes. Votre père, à qui vous ressemblez beaucoup, est mort victime de ses propres illusions sur les prétendues vertus héréditaires qu’il prêtait aux aristocraties. Ce qui est plus certain, c’est que, loin d’avoir quelque indulgence pour le fils d’un homme qu’il a sacrifié à l’ambition de sa maison, le sénateur Zeno a résolu de vous faire arrêter, ou tout au moins de vous expulser de Venise. Voilà ce que j’ai appris par une voie sûre et ce dont je tenais à vous instruire. Il y a dix jours que mon domestique, tantôt sous un déguisement et tantôt sous un autre, cherche à vous rejoindre, car je n’ai pas voulu, par prudence, l’envoyer à votre domicile, où il aurait pu être remarqué par quelque émissaire de l’inquisition.

— Que faire, monsieur, dans la position où je me trouve ? répondit Lorenzo, à qui la perspective de quitter Venise était cent fois plus douloureuse que la crainte de la prison.

— N’être ni la dupe ni la victime de vos ennemis.

— Des ennemis ! c’est beaucoup dire. Hors le sénateur Zeno, dont j’ai pu blesser les préjugés et alarmer la tendresse paternelle, à qui donc fais-je obstacle ? Je ne possède rien qui soit de nature à exciter l’envie de personne.