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Bravo, caro maestrino mio, s’écria tout à coup une jeune femme qui passait sur la place Saint-Marc, tout près du groupe au milieu duquel se trouvait Lorenzo. Tu parles vraiment comme un ange, et, bien que je ne comprenne guère mieux ton beau langage métaphysique que la doctrine de saint Augustin dont nous entretenait le vieux Pachiarotti, notre maître, j’applaudis à tes idées, que je partage avec toute la brillante jeunesse dont tu es, ce me semble, de venu l’oracle. Viva la Francia, viva la liberta ! dit-elle d’une voix argentine en se perdant dans la foule, suivie d’un cortège d’adorateurs.

C’était la Vicentina, revenue depuis peu de temps à Venise d’une excursion qu’elle avait faite dans les principales villes de l’Italie. Protégée par un grand personnage de l’armée française, dont elle avait fait la conquête sur le théâtre de Bologne, elle s’était lancée dans le courant des opinions du jour avec l’étourderie d’une prima donna et d’une jolie femme habituée à régner sur la terre et sur l’onde. Coiffée à la Titus, ses beaux cheveux noirs parsemés de rubans qui simulaient, avec un savant artifice, les couleurs que portait son amant, le sein orné d’une rosette éclatante qui attirait les regards, et qu’on aurait pu prendre aussi pour un symbole séditieux, cette frivole et charmante créature qui s’en allait droit devant elle, écartant les indiscrets d’un coup de son éventail, était l’expression vivante de ce monde curieux d’hommes de plaisir et de fantaisie, de poètes, d’artistes et d’ambitieux de toute sorte, de soldats sans fortune, de femmes à la mode, de citadins éclairés, de rêveurs et de néophytes ardens qui, placés entre l’aristocratie et le peuple insouciant des lagunes, voyaient dans la révolution française une source d’événemens merveilleux, un grand spectacle de la vie qui frappait leur imagination et donnait l’essor à leurs plus douces chimères.

— Quel avenir s’ouvre devant nous ! disait un officier d’un régiment d’Esclavons alors en garnison à Venise, en laissant traîner son sabre sur les dalles de la place Saint-Marc, pour imiter la désinvolture soldatesque des officiers français qu’il avait eu occasion de voir sur la terre ferme. De la gloire, de l’or, des femmes, et la conquête de la vieille Italie, voilà ce qui est au bout de notre épée, si le gouvernement de la seigneurie se décide enfin à accepter les propositions que lui fait l’homme du destin, comme dit M. le chevalier Sarti !

— Déjà la trompette sonne, les escadrons s’ébranlent, les panaches et les aigrettes d’or se balancent dans les airs, et je vois poindre à l’horizon d’azur l’armée française conduite par le génie de la victoire, s’écria un jeune écrivain qui visait à la poésie dramatique, où il avait eu des succès. Venise renaîtra plus charmante et plus belle sous le dogat de M. le chevalier Sarti, qui sera élevé à la dignité suprême par la jeunesse et la démocratie triomphantes. Que dites-vous, signori, de ma prophétie ?