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pieux réduits de la pénitence qui étaient si nombreux à Venise, se remplir de lumières discrètes, de mouvement et de masques joyeux et bizarres qui offraient le spectacle d’un rêve magique s’épanouissant au-dessus d’un abîme où allait disparaître bientôt ce monde frivole et charmant.

Nos delubra deùm miseri, quibus ultimus esset
Ille dies, festa velamus fronde per urbem[1].

« Et nous, nous, malheureux, dont c’était le dernier jour, nous parons de guirlandes, comme un jour de fête, les temples de Troie. »

Le soir où devait avoir lieu au Salvadego la brillante réunion dont Zorzi avait parlé au chevalier Sarti, Beata remontait le Grand-Canal dans une gondole avec son père, son fiancé et le sénateur Grimani. Vaincue par les prières du sénateur Zeno et par la crainte qu’une plus longue résistance de sa part n’accrût les dangers dont elle savait que Lorenzo était menacé, Beata avait fini par se laisser arracher une sorte de consentement tacite au mariage qui allait s’accomplir sous d’aussi tristes auspices ; mais en faisant le sacrifice de sa vie au repos de son vieux père, qu’elle voyait accablé d’une si grande douleur, en s’inclinant humblement sous la main de la destinée qui s’appesantissait sur elle, Beata n’avait point perdu l’espoir de retarder encore, sous un prétexte ou sous un autre, le jour funeste où il lui faudrait renoncer aux félicités que l’amour lui avait fait entrevoir. Elle conservait au fond du cœur je ne sais quelle force secrète et quel pressentiment d’heureux augure qui lui faisaient affronter son malheur sans rien perdre de la dignité de sa contenance. Elle souffrait mortellement, mais sans trahir par aucun signe extérieur l’émotion de son âme et le secret de sa vie. Les deux sénateurs étaient silencieux dans la gondole, tandis que le chevalier Grimani, qui était assis à côté de Beata, lui témoignait, par son empressement et des paroles délicates, combien il était heureux de partager le sort d’une femme accomplie dont il n’avait pas été facile de vaincre les scrupules et la pudique résistance.

— Que voulez-vous, chevalier ? lui disait Beata d’une voix timide. Il y a des natures faibles que le bonheur effraie, et qui semblent en redouter l’approche comme si elles devaient y trouver le terme de leur courte existence. Peut-être ne suis-je pas digne de toutes les félicités dont il a plu à Dieu de me combler.

Le chevalier, qui ne pouvait voir dans ces paroles de Beata que l’expression d’une douce tristesse et d’une chaste inquiétude faciles à comprendre en pareille circonstance, s’efforçait de rassurer la gentildonna

  1. Virgine, Znéide, livre II..