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apaiser l’inquiétude de sa maîtresse autant que pour satisfaire sa propre curiosité, Teresa demanda la permission d’aller se mêler à la foule, qui emplissait plus que jamais les salles du casino, afin d’y recueillir quelques détails sur les événemens de la soirée.

Restée seule dans le cabinet, dont la porte entr’ouverte lui permettait de plonger un regard furtif dans cette longue suite de salles lumineuses, Beata, brisée par les vives émotions qu’elle venait d’éprouver et par la crainte toujours persistante d’un plus grand malheur, s’affaissa sur elle-même, et fut saisie d’une espèce d’engourdissement physique et moral qui n’était plus la vie et n’était pas le sommeil. Étendue sur le canapé, le coude appuyé sur un coussin de velours, les yeux à demi fermés, et plongée dans cet état indéfinissable où l’âme survit encore à la défaillance des organes matériels, Beata entendait bruire au loin les flots de la gaieté populaire. Les sonorités joyeuses de l’orchestre, qui lui parvenaient adoucies par l’espace qui la séparait de la salle du bal, l’enivrement de la foule que la danse emportait dans un tourbillon infini, les jets de lumière qui pénétraient furtivement dans le réduit où elle s’était réfugiée, les cris qui s’élevaient de la place Saint-Marc, les masques qui passaient devant la porte du cabinet, y dessinant leur ombre fugitive, ces incidens, ces bruits, ces harmonies de la vie heureuse et insouciante formaient un contraste si douloureux avec la situation de Beata, qu’elle se réveilla en sursaut, se mit à sangloter amèrement et s’écria : — Oh ! mon Dieu, mon Dieu, ayez enfin pitié de moi ! — Après un de ces instans de silence qui succèdent d’ordinaire aux crises violentes : — Ah ! dit-elle, les yeux inondés de larmes et son beau visage caché entre ses deux mains selon son habitude de recueillement, qu’elle est vraie et profonde, cette pensée du poète de l’amour, que mon cher Lorenzo m’a appris à admirer :

… Nessun maggior dolore
Che ricordarsi del tempo felice
Nella miseria…

Concentrée ainsi sur elle-même et pleurant comme un ange de lumière égaré dans un lieu de ténèbres (in un luoco d’ogni luce muto), elle se rappelait avec ravissement les doux souvenirs de sa courte et noble vie, l’arrivée de Lorenzo à la villa Cadolce, le duo chanté avec Tognina aux bords de la Brenta, la promenade à Murano, la nuit du balcon, et il disiato riso… baciato da cotanto amante, l’ineffable baiser cueilli sur ses lèvres innocentes, qui en conservaient encore un chaste frémissement. Beata était plongée dans ce mirage d’un bonheur à jamais évanoui, lorsque Teresa entra précipitamment dans le cabinet, et lui dit avec une émotion qu’elle ne sut pas contenir :