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l’armée. Les conserves n’ont jamais fait défaut ; les juliennes, dont on a fait des distributions assez régulières, étaient de toutes les plus goûtées. À la fin de la campagne, ces conserves étaient de mauvaise qualité ; elles se trouvèrent quelquefois tellement altérées par la fermentation, que les soldats les jetaient. L’avidité des commerçans n’était pas retenue par les misères de l’armée, qu’elle grossissait encore. Les sacs de pommes de terre qu’on recevait de temps en temps étaient une bonne fortune. L’administration les livrait à raison de 35 cent, le kilog. ; dans les boutiques de Kamiesch, la même quantité coûtait de 1 à 3 fr. Des choux ont été payés jusqu’à 10 fr. L’homme a besoin cependant de légumes aussi bien que de viande. Les physiologistes modernes séparent les alimens en deux genres : alimens azotés, qui, selon M. Dumas, satisfont aux besoins de l’assimilation, et alimens non azotés, qui donnent les produits combustibles consommés par la respiration, et que M. Liebig appelle respiratoires. L’absence des légumes, alimens privés d’azote, gêne donc l’exercice de la fonction respiratoire et nuit à l’hématose. Il est démontré que la conséquence assez prochaine de ce régime serait la mort.

Les légumes conservés, ayant perdu leur eau de végétation et peut-être d’autres élémens gazeux que l’analyse n’a pu découvrir, ne remplacent pas suffisamment les légumes frais. À l’armée d’Orient, l’imperfection de l’hématose s’est traduite par des suffisions sanguines et par le scorbut. Pour ce qui regarde l’alimentation et même l’habitation, l’expédition de Crimée peut être comparée à un voyage au long cours ; l’armée était comme confinée sur un vaste navire et subissait les influences d’une grande navigation. L’habitation en commun prolongée a déterminé le méphitisme d’abord et plus tard le typhus. L’invasion du scorbut a été retardée par la présence d’une plante aussi précieuse qu’elle était commune, le terrassacum de Linné, ou, s’il faut l’appeler par son nom vulgaire, le pissenlit. Quand les arbres et les racines des arbres eurent disparu du sol de la Crimée, le pissenlit y fut le roi de la végétation. La Crimée est la terre promise du pissenlit ; il y résistait vaillamment à la guerre destructive que lui faisaient nos soldats ; arraché sans relâche, il renaissait plus abondant. On en faisait une salade de digestion facile, qui avait une amertume douce et bienfaisante. La salade de pissenlit paraissait tous les jours sur la table du maréchal Pélissier, qui s’en montrait très friand. Malheureusement, au cœur de l’hiver et au cœur de l’été, les grands froids et les grandes chaleurs arrêtaient la végétation de cette bienheureuse plante, et la diminution du pissenlit se trahissait par le développement du scorbut. Le ministère de la guerre fit acheter sur le marché de Constantinople de grandes quantités de