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reconquérir la liberté de son esprit ? Je me plais à l’espérer ; mais s’il fallait juger de l’avenir par le présent, il serait condamné à peindre éternellement le demi-monde. Je ne veux pas accepter un si fâcheux présage. Le présent sera démenti par l’avenir. L’auteur comprend dès aujourd’hui et prouvera plus tard qu’il comprend le vrai caractère de la société sérieuse. Le silence gardé par l’auditoire pendant les trois quarts de la soirée doit lui prouver qu’il n’a pas touché le but, et que pour obtenir les applaudissemens il faut absolument changer de langage. L’avertissement ne sera pas perdu. Le public écoute la Question d’Argent avec une attention qui ne languit pas un seul instant ; mais il demeure immobile, il s’étonne au lieu d’applaudir, toutes les fois que l’auteur, égaré par ses souvenirs, prête à ses personnages une expression qui ne s’accorde pas avec leur caractère, et les auditeurs les plus indulgens sont obligés d’avouer que cette méprise se renouvelle bien souvent.

Dans le monde des honnêtes gens, l’esprit n’est pas une mise de fonds impérieusement exigée ; mais les bons mots déjà connus, qui circulent depuis quelques années comme une monnaie courante, n’obtiennent pas grande faveur : on aime assez les bons mots nouveaux, les plaisanteries originales. Le demi-monde n’est pas si exigeant ; il s’accommode volontiers des vieilles plaisanteries. Un instinct mystérieux lui dit qu’il aurait tort de se montrer difficile, qu’il doit accueillir avec empressement les railleries qui ne sont plus neuves. Et puis l’affaiblissement des idées morales entraîne l’affaiblissement du goût, et le demi-monde, en applaudissant comme neuves des vieilleries qui ont fait leur temps, qui souvent même sont effrontées plutôt que spirituelles, ne fait pas preuve de générosité. Il ne souhaite, il ne conçoit rien de mieux ; pour tromper son ennui, pour rompre la monotonie de son désœuvrement, il prend de toute main les distractions qui lui arrivent, M. Dumas, en écrivant la Question d’Argent a méconnu la distinction que je viens de rappeler, et que sans doute il n’ignore pas ; il a réchauffé de son haleine des mots qui semblaient morts à tout jamais. Pour plaire au monde qu’il a voulu peindre, il eût mieux fait d’imaginer à ses frais. Le conseil que je lui donne pourrait passer pour une ironie, si l’auteur n’avait prouvé en mainte occasion qu’il est en mesure de le suivre. Il a bien assez d’esprit par lui-même pour se dispenser d’emprunter l’esprit d’autrui ; c’est une faiblesse dont il se corrigera sans effort. Si je croyais qu’elle fit partie de sa nature, je me contenterais de l’indiquer. J’insiste à dessein, parce que l’auteur de la Question d’Argent peut renoncer aux emprunts sans tomber dans le dénûment. J’espère qu’il ne prendra jamais au sérieux l’opinion accréditée parmi les fournisseurs habituels de nos théâtres, qu’il ne choisira pas comme excellentes pour la scène les pensées qui lui sembleraient trop vieilles pour réussir dans un livre. Qu’il écoute un peu moins ce qui se dit autour de lui, ce sera pour lui un profit tout net. En négligeant l’exercice de sa mémoire, il retrouvera la liberté de son intelligence. Dans la Dame aux Camélias, dans le Demi-Monde, l’abus des souvenirs était déjà facile à découvrir, mais il se pardonnait sans peine ; dans la Question d’Argent, il se révèle avec la même évidence et n’obtient pas une indulgence pareille. Nous avons devant nous d’autres personnages, nous voulons qu’ils parlent une autre langue, qu’ils se montrent plus sévères dans le choix de leurs maximes.

Si les personnages mis en scène par M. Dumas ne s’expriment pas toujours