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éclatantes couleurs, se reproduit jusqu’aux murs de la mosquée d’Aurengzeb ; mais du haut des minarets de ce temple, la cité sainte se présente sous un tout autre aspect. Toutes les maisons de la ville avec leurs toits plats se déploient en une immense surface sous vos pieds, les cours des maisons sont toutefois si étroites, les rues sont si profondes, que cet immense amas de pierres habité par plus d’un million d’individus n’offre aux yeux qu’une vaste solitude, un désert, animé seulement par quelques bandes de perroquets et de pigeons, hôtes familiers des minarets de la grande mosquée.

Les rues les plus étroites, les plus sombres, les plus infectes de Londres et de Paris ne sauraient donner une idée des rues de Bénarès. De hautes et sinistres maisons presque sans fenêtres, à portes basses, bordent tristement un fond de dalles humides que le soleil n’éclaire jamais. Partout une odeur de sentine, quelque chose d’oppressif dans l’air vous annonce que vous traversez des régions où les démons de la peste et du choléra siègent en permanence. Au milieu de ces foyers de pestilence circule une population hâve, terreuse, couverte de loques indescriptibles ; à chaque pas, vous vous trouvez en présence d’un bœuf sacré, aussi fier que pouvait l’être Apis aux plus beaux jours de sa puissance, et tout prêt à défendre à la pointe de ses cornes le privilège du haut du pavé. La présence de ces animaux, qui pullulent presque autant dans la ville indienne que les chiens dans les bazars de Constantinople, est une véritable calamité, contre laquelle l’autorité anglaise ne peut prendre que des mesures secrètes, car les habitans regardent avec une vénération tout égyptienne ces quadrupèdes, qu’ils nourrissent pieusement. Il est en effet de croyance avérée parmi les Hindous que si on lâche un taureau sacré à la mort d’un parent ou d’un ami, l’animal emporte à la pointe de ses cornes tous les péchés du défunt, auquel cette manière d’expiation évite de revenir à la vie pour des milliers d’années sous les espèces désagréables d’un ver de terre ou d’un crapaud. Aussi n’est-ce qu’à la dernière extrémité, alors seulement que la population bovine a par trop augmenté, que les magistrats se décident à délivrer la cité de ces hôtes importuns. À la nuit, des hommes de police font main-basse sur les quadrupèdes, qu’ils conduisent dans des jungles voisines, où des léopards incrédules et des tigres esprits forts ont bientôt fait justice des prétentions des bœufs dieux. Ajoutons en passant qu’au rez-de-chaussée des maisons se trouvent des boutiques misérables de tissus, de verroteries, de grains, que dans des antres obscurs des marmitons presque nus, d’un aspect diabolique, cuisinent toute sorte de mets impossibles. Telle est à peu près la physionomie de ces rues où le voyageur, sous une indicible impression de tristesse, salue d’un regard ami la forme et la couleur des