Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 8.djvu/295

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vers le sud, et au milieu de laquelle le Gange roule fièrement ses eaux argentées.

Aussi loin que la vue peut atteindre, dans les plaines, aux flancs abrupts de la montagne, des pèlerins ont établi leur domicile temporaire. Là sont réunis les abris les plus divers que la patience et l’industrie de l’homme aient inventés pour le défendre contre les élémens : des tentes élégantes aux couleurs bizarres, des huttes de branchage, une couverture, ou quelques haillons suspendus à des bambous. Souvent même l’avant-train d’une charrette sert d’abri à une vingtaine d’individus. La prudence de l’autorité anglaise a pris soin de tracer à l’avance la configuration du camp : du point central où se trouvent les tentes bien alignées du régiment de cipayes chargé de maintenir l’ordre, rayonnent les diverses rues dont le camp est sillonné, et qui se trouvent couvertes jour et nuit d’une foule aussi dense que peut l’être la multitude réunie sur la place de la Concorde à une heure de feu d’artifice. L’étrange puissance des superstitions primitives a réuni dans cette plaine déserte hier une population de plus de deux millions d’individus ! Si serrés sont les rangs de la multitude dans cette Babylone improvisée, que l’éléphant est la seule monture du haut de laquelle on puisse visiter le camp sans courir de véritables chances d’asphyxie. C’est quelque chose de vraiment merveilleux que la sagacité avec laquelle ces nobles bêtes tracent leur route à travers ce flot humain. Les natifs ont tant de confiance dans la prudence et la bonté de ces véritables amis de l’homme, que, surpris dans une position comfortable de repos, ils n’hésitent pas, sans se déranger, à laisser passer littéralement l’énorme colosse au-dessus de leurs têtes.

Quoique des échantillons de toutes les races de l’Inde soient réunis dans ces quelques milles carrés, la foule ne présente aucune variété de traits ou de costumes. Il y a là une cruelle uniformité de vêtemens blancs, de hideux haillons, d’yeux noirs et de teints pain d’épice. Certaines scènes toutefois offrent un véritable caractère d’originalité : un révérend ministre [low church) dans le costume le plus correct, vêtement noir, cravate blanche, prêche sous l’abri d’une tente les vérités de l’Évangile à une foule qui a, je le crains bien, des oreilles pour ne pas entendre et des yeux pour ne point voir. Ici un cheval, effrayé à la vue d’un éléphant, s’enfuit en emportant à sa queue l’asile improvisé de plusieurs familles, ou bien encore c’est un chameau indocile qui, réduit à trois jambes comme il l’est par la prudence de son maître, n’en trace pas moins à travers les frêles habitations une course plus destructive que ne pourrait l’être celle d’un boulet. Des milliers de cuisiniers cuisinent en plein air ou sous l’abri de quatre planches toutes sortes de fritures