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l’escalier sacré : c’est une fourmilière humaine, une avalanche de têtes noires, de corps bruns, au milieu desquels tranche l’uniforme éclatant des cipayes, qui là du moins font usage de leurs bâtons, dont ils s’escriment complaisamment à droite et à gauche. Les éléphans de la procession ont pénétré dans la rivière par un chemin détourné, et les fakirs se précipitent du haut de leurs montures au milieu des eaux avec une folle ardeur. Il y a là une immense saturnale, avec deux millions d’acteurs, dont le récit minutieux remplirait un volume, et que le pinceau seul de Decamps pourrait reproduire dignement sur la toile. Notons pour terminer que ce qui distingue particulièrement cette foule, c’est son caractère inoffensif et bon enfant, son respect pour l’autorité : le voyageur européen peut circuler au plus épais de ses rangs sans entendre de brutales apostrophes ou rencontrer des regards haineux.

Il ne sera peut-être pas sans intérêt de dire un mot de la vie européenne au milieu de ces populations primitives ; j’ai d’ailleurs une dette de reconnaissance à acquitter envers le digne hôte auquel je suis redevable d’avoir assisté aux fêtes du pèlerinage d’Hurdwar sans avoir eu à supporter toute sorte de privations. Dans le charmant jardin du bungalow où était établi son quartier-général, M. R., le collecteur du district, avait pris soin de faire dresser au milieu des arbustes en fleurs de vastes tentes à l’usage des visiteurs, auxquels il prodiguait l’hospitalité la plus aimable et la plus libérale. Peu d’épisodes, dans une vie passablement errante, m’ont laissé de plus agréables souvenirs que les quelques jours que j’ai passés au camp d’Hurdwar, et je conserverai longtemps la mémoire de ces longues et intéressantes promenades au camp des pèlerins, de ces gais repas, de ces whists de santé qui remplissaient si complètement la journée, vie facile et comfortable, qui n’est pas sans avoir eu ses émotions tragiques. Un matin au déjeuner, un mahout vint raconter qu’en passant sur la route, à un demi-mille environ du camp, il avait aperçu sur le rebord du chemin un tigre au repos qui semblait surveiller les passans avec un intérêt tout gastronomique. La véracité indienne est si sujette à caution, il y eût eu tant d’audace à la bête fauve de venir se montrer à portée de fusil d’un camp de deux millions d’hommes, que même les sportsmen les plus énergiques n’accordèrent pas la moindre foi à ce renseignement. Le lendemain, à la même heure, un homme de police nous annonça en toute hâte que ledit tigre, après avoir tué un homme, s’était réfugié dans une jungle voisine. En cinq minutes, le repas était terminé, les fusils prêts, et, montés sur des éléphans, nous nous dirigions vers l’endroit indiqué ; mais la gloire de venger la victime ne nous était pas réservée, des chasseurs plus heureux nous avaient devancés à la jungle,