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à chaque objet un interrogatoire minutieux pour lui arracher son secret. Convaincu que la poésie doit être encore quelque part dans ce monde, il emploie pour la découvrir une patience, une dextérité, une sagacité extraordinaires. Jamais pêcheur, jamais chasseur habile n’ont été mieux pourvus de ruses, n’ont mieux connu les courans propices et n’ont mieux su battre les buissons. Sur le bord des lacs, à travers les halliers, sur les fossés des grandes routes, Wordsworth, candidement ingénieux, innocemment rusé, s’en va à la chasse au sonnet. S’il rencontre une lueur furtive, il la note ; si l’eau se ride sous un frisson imperceptible, il est content ; s’il aperçoit un insecte habile à se sauver de l’océan de rosée contenu dans une feuille d ! arbre, son cœur de poète déborde d’émotions élégiaques ; mais les jours où il a le bonheur de rencontrer quelque voiturier ou quelque meunier qui ait à lui faire part d’une joie ou d’une douleur humaine, si petites qu’elles soient, ces jours-là sont marqués d’un caillou blanc. Ce sont les jours des rencontres homériques, les jours où il peut chanter le redeunt saturnia régna de la poésie. Que de soin et de vigilance pour poursuivre les faibles traces d’une poésie rebelle et qui fuit toujours ! Quel empressement à profiter de toute occasion ! quels accens de reconnaissance pour le peu d’émotions que la nature a bien voulu lui donner ! Le cœur finit par être touché de cette piété et de cette candeur qui ne veulent rien laisser perdre des beautés de l’œuvre divine ; mais cette poésie si originale et qui passe de l’idéalisme le plus quintessencié au réalisme le plus descriptif, qui cherche des émotions naturelles par des moyens artificiels, est elle-même une preuve de la décadence de la poésie générale. Elle constate deux choses, la disparition des larges, grandes et faciles émotions poétiques, et la difficulté pour le poète de trouver la poésie ailleurs qu’en lui-même. L’originalité de Wordsworth consiste en ceci : qu’il n’a pas voulu croire entièrement à la poésie subjective, qu’il a pensé qu’elle existait dans les objets naturels, si elle n’existait pas toujours dans la société humaine. Vains efforts ! c’est son âme même que le poète nous donne, c’est son image que reflètent les lacs, ce sont ses sentimens qui glissent mystérieux avec les rayons furtifs de la lumière, et ce que vous prenez pour le bruit confus du silence des nuits, c’est le murmure même de son cœur. Il est impossible d’être plus individuel, plus subjectif en ayant autant la bonne volonté de conserver aux choses extérieures leurs droits poétiques, si nous pouvons nous exprimer ainsi.

Glaneur patient de toutes les parcelles et de tous les fétus de beauté qu’il rencontre, Wordsworth enfin semble avoir écrit pour ruiner sa propre croyance et pour démontrer combien sont rares, épars, hachés menu, les élémens poétiques qui existent encore dans