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le monde. Avec Shelley, nous arrivons au triomphe complet de la poésie subjective et des conceptions purement personnelles. Plus noblement passionné que Byron et aussi dédaigneux que lui du monde qui l’entoure, il ne vit qu’avec les fantômes de son imagination. Byron avait des passions de chair et de sang, et ces passions prêtaient à ses chimères quelque chose de tumultueux qui donne l’illusion de la vie ; Shelley n’a que des passions d’esprit, et ses créations se posent devant lui comme d’irrésistibles et puissantes hallucinations. Ses personnages sont des symboles, des visions de l’âme ; il ne s’inquiète pas, comme Wordsworth, d’interroger minutieusement la nature, de chercher le rapport exact qui unit les sentimens à l’objet qui les fait naître, il parle à la place de la nature, et écoute dans le tumulte des orages, ou dans le frémissement voluptueux des forêts, les accens des tempêtes de son âme et la voix de ses rêves de bonheur. Toute la nature ne parle que de lui, par lui et pour lui. Le vent du nord souffle âpre comme sa destinée ; quand les roses s’effeuillent, ce sont ses émotions sensuelles qui tombent, et quand les astres s’allument, ce sont ses nouveaux désirs, idéalement radieux, lumineusement austères, qui apparaissent. Oh ! que nous sommes loin de la petite Angleterre, des mœurs anglaises, des croyances anglicanes ! Nous voilà dans la société d’une âme qui a pris possession de l’univers entier, si bien que nous ne pouvons plus avancer d’un pas sans entrer dans ses domaines, et que nous faisons pour ainsi dire partie du troupeau d’ombres muettes qui composent la suite de ce roi du monde idéal. Mais un phénomène contradictoire se produit alors : à force d’être personnel et subjectif, Shelley devient pour ainsi dire impersonnel ; à force d’absorber la nature, il s’absorbe lui-même en elle. De même, à force de dédaigner le monde extérieur contemporain et de s’en tenir au monde intérieur qu’il habitait, il rejoint la réalité elle-même. Son triomphe est d’avoir atteint quelques-uns des secrets de la vie moderne en se précipitant tête baissée dans l’idéal abstrait. Personne n’a mieux exprimé que lui nos pressentimens, nos désirs, et ces appels désespérés de l’âme orpheline de toute croyance, veuve de tout amour, vers un avenir meilleur et une beauté morale inconnue. Seulement c’est toujours notre vie intérieure qu’il chante, notre vie lyrique, et encore la partie de cette vie qui s’adresse à l’avenir, non celle qui s’adresse à un présent méprisé, dont il ne s’occupe que pour nous dire combien il en souffre et combien sans lui seraient moins lourdes les ailes de son esprit.

De ces trois grands poètes dérivent tous les poètes anglais contemporains. Ajoutez-y John Keats, le poète favori de mistress Browning, Keats, qui de tous les poètes anglais a le mieux compris peut-être cette