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parmi ceux qui se trouvent dans la ville les jours de marché, qui ne s’y soient aventurés. Tout le long de la Grande-Rue s’ouvrent deux fois par semaine des portes à deux battans qui laissent voir seulement d’abord une longue succession de marches descendantes, se perdant dans le demi-jour pour aboutir à une obscurité complète. De ces caves partent des cris et des chants joyeux de paysans qui ont terminé leurs affaires au marché. À la longue, l’œil habitué peut apercevoir une lueur tremblante « au fond du sanctuaire. » Ce sont des chandelles dans des chandeliers de bois posés sur des tables où ruisselle un petit vin blanc plein de gaieté ; ces caves ont deux ou trois étages dont le mobilier consiste en énormes tonneaux empilés les uns sur les autres. Des œufs durs, des gâteaux, du vin blanc, des cigares, constituent les divertissemens du lieu, mais la bonne humeur et les chansons font oublier cette frugalité, et le paysan suisse trouve toute l’année le même plaisir à descendre dans les caves de Berne que jadis des familles de province à l’idée seule de visiter le caveau du Sauvage au Palais-Royal.

La petite marchande me répondit par un geste de refus, toujours en souriant.

— Elle ne veut pas, dis-je un peu attristé à mon ami.

— Que cela ne nous empêche pas de descendre.

Avec elle, j’aurais pu trouver le lieu tout à fait fantastique, ces misérables chandelles lançant des lueurs blafardes et éclairant capricieusement les figures des buveurs ; sans elle, je descendis mélancoliquement les marches humides d’un escalier sans fin. Les tables étaient à moitié prises par les paysans ; je m’assis sur un banc de bois, frappé désagréablement par l’atmosphère humide de la cave, le manque de poésie de ses habitués, et les accens gutturaux d’une langue que je ne comprenais pas. Combien la faculté qu’on est convenu d’appeler observation est fertile en nuances et manque d’exactitude ! Heureux, j’aurais peuplé cette cave de reflets bizarres ; mécontent, je la voyais avec les yeux de la vulgaire réalité, un regard vitreux et froid. Autant j’avais désiré descendre dans ces caves, que mon imagination remplissait de jeux d’ombres fantastiques, autant à l’heure présente je regrettais les clartés de la Grande-Rue, le mouvement des paysans en plein soleil, les étalages du marché, et surtout le sourire de la jolie marchande de salade.

— Christen ! m’écriai-je, monte vite en haut, et prie-la de descendre.

De l’endroit où j’étais assis, je veinais d’apercevoir tout en haut de l’escalier le profil de la petite marchande, qu’un remords avait sans doute pris, et qui regardait dans l’intérieur pour essayer de nous retrouver. Christen grimpa vivement les escaliers et les redescendit