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un contraste qui donne à réfléchir. Il y a vingt ans, le roman était ambitieux ; il prêchait, il s’asseyait sur un trépied et ne redoutait pas l’emphase. Démasquer les mensonges du monde, régénérer les sociétés humaines, c’était la plus modeste partie de son programme. Aujourd’hui le roman n’est pas fier ; il ne veut que distraire une société matérialiste, et c’est pourquoi il la conduit dans le monde des courtisanes. Comment sommes-nous tombés des héroïnes d’il y a vingt ans aux créatures du roman de nos jours ? comment sommes-nous passés de la prédication orgueilleuse à la corruption vulgaire ? Sans répondre à cette question, car ce serait retracer l’histoire morale de toute une période, il suffira peut-être de rappeler aux esprits la définition du roman que je citais tout à l’heure : jamais le moment ne fut plus propice, jamais il ne fut plus facile de voir combien nous sommes loin de l’idéal indiqué par Goethe. Sous le prestige des romanciers qui prétendaient régénérer le monde, on n’eût pas écouté peut-être l’avertissement du maître ; cette éruption de matérialisme, qui est un des signes de la littérature courante, fera éclater à tous les yeux le danger des déviations de l’art. Disons donc avec Goethe aux écrivains de ces deux écoles : Ni si haut, ni si bas. Le roman ne peut être une prédication abstraite, encore moins une peinture grossière. Ne peignez ni les créations arbitraires de votre cerveau, ni les personnages d’un monde où la vie morale est impossible. Peignez l’homme, l’homme véritable, l’homme qui agit, qui souffre, qui combat, qui succombe ou qui triomphe ; tâchez enfin, s’il se peut, d’écrire quelques fragmens de l’épopée domestique des modernes. Voilà le roman, ou le roman n’est rien.

Ce qui vaudrait mieux encore que l’exhortation, ce serait l’exemple. Supposez un observateur qui serait en même temps un artiste, un poète que soutiendraient la psychologie et la morale : comme il remplacerait bien vite les chroniqueurs attitrés d’un monde suspect ! L’auteur, de la Mare au Diable, dans ses meilleurs jours, a été souvent ce peintre ému que nous appelons ; pourquoi ne l’a-t-il été que d’une manière inégale ? pourquoi tant de caprices et d’égaremens ont-ils amoindri l’influence de ses succès ? Un conteur chez qui la sève abonde peut se croire autorisé à tenter beaucoup de choses ; après s’être perdu, puis retrouvé, puis perdu encore, il peut s’imaginer que la valeur définitive de son œuvre n’en est pas très gravement compromise ; ce qu’il a sacrifié en harmonie, ne l’a-t-il pas regagné en audace ? Il y aurait beaucoup à dire sur ce singulier optimisme ; en tout cas, il est trop certain, et nous en voyons la preuve aujourd’hui même, qu’avec un système comme celui-là l’autorité de l’écrivain est impossible. Le romancier qui épouse l’un après l’autre tous les systèmes de son temps pour y renouveler son invention a