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mélancolique et indéfinissable. Enfin ce besoin de rassembler ainsi des souvenirs empruntés à divers climats et à plusieurs âges, qui a donné naissance à la villa Adriana, fait comprendre comment, tandis que s’en allait l’énergique sentiment de la vieille patrie romaine, commençait à poindre dans les âmes ce sentiment collectif qui devait embrasser l’humanité. Chez Adrien, c’était seulement un intérêt d’imagination, un amusement égoïste de la curiosité qu’on ne saurait confondre avec la sympathie universelle, mais qui l’annonçait.

Voici une bien remarquable justice de la Providence. « Après ses voyages, Adrien, dit Aurélius Victor, voulut se retirer dans sa villa pour jouir de tout ce qu’il y avait fait. » Il ne méritait pas d’en jouir, car, repris par la cruauté qui marqua les commencemens de son règne, il avait fait périr encore deux hommes innocens, et il trouva dans sa villa, œuvre de sa vie, résumé de ses voyages, espoir de ses dernières années, la malédiction d’une de ses victimes qui l’y attendait et le supplice de ne pouvoir mourir. Ceci mérite d’être raconté.

Adrien avait commencé à souffrir de la maladie qui devait lui être fatale, quand il fit mettre à mort un vieillard de quatre-vingt-dix ans, Servianus, avec son petit-fils Fuscus, qui en avait dix-huit. On ne voit pas ce qui put porter Adrien à cette cruauté, à moins qu’il ne se souvînt après trente ans que Servianus avait fait connaître autrefois à Trajan les désordres de son neveu et ses dettes. Ce serait une bien longue rancune ; mais le meurtre d’Apollodore montre qu’Adrien était rancunier. Quand on alla égorger Servianus, le vieillard se fit apporter du feu, et ayant brûlé quelque encens, il s’écria : « Dieux immortels ! témoins de mon innocence, je ne vous demande qu’une chose, c’est qu’Adrien, quand il le voudra, ne puisse mourir ! » Servianus fut exaucé, et ce fut dans sa villa de Tivoli qu’Adrien, arrivé à un état qui lui rendait la vie insupportable, éprouva le genre de châtiment qu’avaient appelé sur lui les dernières paroles de Servianus.

Citons Dion Cassius, qui avait vu une lettre d’Adrien dans laquelle il disait quel tourment c’est de désirer la mort en vain. Adrien était atteint d’un double mal, l’hydropisie et des pertes de sang continuelles. Il crut s’être guéri par des sortilèges, mais bientôt l’eau revint, le sang recommença à couler, et comme « son état allait empirant et qu’il éprouvait une mort de chaque jour, il voulut mourir et il implora souvent le poison et le glaive ; mais il ne put obtenir de personne qu’on lui obéît, bien qu’il promît des richesses et l’impunité. Alors il envoya chercher Mastor, un barbare de la nation des Iazyges qui, ayant été pris à la guerre, lui était utile dans ses chasses à cause de son courage et de sa force ; par offres et menaces, il décida cet homme à lui promettre qu’il le tuerait, et il marqua au-dessous de sa mamelle gauche, avec certaine couleur, un lieu que son