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pamphlet de Scudéri et le jugement de l’Académie ce qu’il était quand Pierre Corneille écrivit le dernier vers de cette fière tragédie. L’invective, la raillerie peuvent blesser le génie, mais ne l’arrêtent pas.

Si le théâtre moderne de la France ressemble à une expédition d’Argonautes obligés d’avouer qu’ils n’ont pas conquis la toison d’or, à qui la faute ? Est-ce que les avertissemens ont manqué aux poètes nouveaux ? est-ce qu’ils n’ont pas entendu crier à l’heure du départ qu’ils faisaient voile vers un trésor imaginaire ? Leur déconvenue a pu affliger ceux qui partageaient leur espérance ; elle n’a pas étonné ceux qui avaient prêté l’oreille aux avis qu’ils dédaignaient. Ils se disaient assurés de leur conquête, ils connaissaient le but, ils savaient la route à suivre. Ils sont partis pleins de confiance et d’orgueil, mais ils n’ont pas rapporté la toison d’or. Ceux qui les attendaient au rivage, et qui savaient d’avance l’issue de leur aventure, n’ont témoigné aucune joie en voyant leur prophétie se vérifier. Si le public est aujourd’hui de leur avis, ce n’est pas leur faute, mais la faute de la vérité. Les poètes qui avaient annoncé des prodiges pendant les dernières années de la restauration, et qui pendant dix-huit ans ont eu leurs coudées franches pour les réaliser, imputent vainement à l’amertume de la critique le discrédit où leurs œuvres sont tombées. Le seul tort de la critique est d’avoir prévu ce qu’ils ne prévoyaient pas, d’avoir affirmé vingt ans d’avance que le public ne consentirait pas longtemps à prendre la forme poétique pour la poésie même. Aux plus beaux jours de Lucrèce Borgia, quand le parterre et les loges se méprenaient, croyant trouver dans cette fantaisie dramatique l’image fidèle de l’histoire, elle disait déjà : « Le public se trompe, ses yeux ne tarderont pas à se dessiller. Les scènes qui se déroulent devant lui n’appartiennent ni à l’histoire ni à l’humanité. » Cette protestation sincère a subi l’épreuve de la raillerie. Ce qui s’appelle aujourd’hui bon sens s’appelait alors ignorance. Avec l’aide du temps, la vérité a fait son chemin. Personne aujourd’hui, parmi les spectateurs capables de penser par eux-mêmes, ne croit plus à la fécondité des doctrines qui avaient promis de tout régénérer. Quant à ceux qui ne sont pas doués de cette faculté et se contentent de suivre le courant de l’opinion, ils partagent aujourd’hui sur Lucrèce Borgia l’avis de la critique.

Ce n’est donc pas chose inutile que d’appliquer une méthode rigoureuse à l’analyse des œuvres d’imagination. On se moque d’abord de ceux qui croient deviner l’opinion de la foule à vingt ans de distance, on les enveloppe dans le même dédain que les prophètes d’almanach, puis un beau jour on s’aperçoit qu’ils avaient raison, et pour se consoler de n’avoir pas été aussi clairvoyant, on fait semblant d’oublier qu’ils avaient parlé. On dit fièrement : « Le théâtre moderne a fait