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transformer les idées en personnages, au lieu de transformer les personnages en argumens.

Parmi les écrivains de notre temps qui paraissent le mieux comprendre la nécessité de régler le développement d’une pensée d’après la nature de cette pensée même, nommons d’abord M. Octave Feuillet. Il arrive rarement qu’il franchisse les limites assignées au sujet qu’il a choisi. Habitué à l’analyse des sentimens les plus délicats, il ne traite jamais une donnée qui ne repose pas sur l’observation. Seulement on peut lui reprocher d’attribuer parfois à ses lecteurs une trop grande clairvoyance. Comme il se contente difficilement, comme il veut aller au fond des choses, il finit par croire très intelligible ce qu’il a pénétré par un effort puissant de réflexion. C’est un défaut que je signale sans regret, et qui ne paraît pas contagieux. À proprement parler, M. Octave Feuillet ne pèche que par excès de sincérité. Il sonde l’âme humaine et ne veut rien cacher de ce qu’il a découvert. Si l’expression trahit sa volonté, s’il ne dit pas toujours clairement ce qu’il pense, s’il manque parfois de simplicité, il compte pourtant parmi les écrivains les plus élégans de la génération nouvelle, et chez lui le charme du style n’est jamais séparé de la vérité de la pensée. Il ne dit rien qui puisse être démenti ; seulement il ne choisit pas toujours l’expression la plus transparente, et sa pensée perd à cette méprise une partie de sa valeur. Les meilleures compositions de M. Octave Feuillet, celles qui ont obtenu l’approbation unanime des connaisseurs, ne sont comprises qu’à demi par les lecteurs frivoles. La Crise, Rédemption et Dalilah, dont le succès n’a pas été douteux un seul instant, seraient devenues populaires, si les sentimens attribués aux personnages étaient rendus dans une langue plus limpide. Ce n’est pas assurément que l’auteur ignore les secrets de l’art d’écrire : il choisit, il assortit les images avec une habileté que chacun se plaît à reconnaître ; mais il a pour les artifices du style une trop vive prédilection, et ne parle pas assez souvent la langue de la vie familière. Pour tout dire en un mot, il ne s’efface pas assez derrière ses personnages. Lors même qu’il a sous la main une vérité qui doit pénétrer dans tous les cœurs, au lieu de chercher l’expression franche de Molière, il se laisse tenter par les Fausses Confidences ou par le Mariage de Figaro. Les femmes applaudissent, parce qu’elles ont de tout temps préféré le demi-jour de l’expression à l’expression évidente et lumineuse, l’épigramme à demi voilée à la raillerie mordante. Ceux qui ont vécu dans le commerce des esprits francs et des libres penseurs ne partagent pas la sympathie des femmes pour le style amoureux des réticences, et je crois que M. Feuillet agira sagement en abandonnant la coquetterie pour la simplicité.