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à peu près abandonné qu’il possède en Pologne. Ce domaine, on le vendrait mal ; que la famille Rothsattel ait le courage de le défricher, d’y recommencer une nouvelle vie. Vaincu par la nécessité, le baron ne cède encore qu’à demi ; quand on a vécu dans l’oisiveté ou dans les spéculations fiévreuses, on n’est guère propre à devenir un fermier laborieux : c’est Wohlfart qui rendra ce service au gentilhomme, il sait ce que c’est que l’ordre, l’économie, la discipline ; il donnera l’exemple au baron. Hier il était commerçant, aujourd’hui le voilà agriculteur, et il déploiera dans sa carrière nouvelle les vertus qu’il a apprises dans le comptoir de M. Schroeter. C’est un soldat qui passe d’un poste à un autre, mais qui combat toujours sous le même drapeau.

Est-ce bien vraiment le même drapeau ? Certes le rôle de Wohlfart est noble ; il l’est d’autant plus que le gentilhomme ne se résigne pas à accepter comme un acte de dévouement les services du jeune commis, et qu’il affecte de le traiter hautement, rudement, comme s’il s’agissait d’un métayer à ses gages. Mais est-ce seulement le désir de faire le bien qui a poussé Wohlfart ? C’est ici que la morale de l’œuvre se révèle avec une sévérité impitoyable. Wohlfart n’a-t-il pas cédé à une tentation de la vanité ? N’a-t-il pas méconnu son véritable devoir, le devoir simple, sévère, pour un devoir plus séduisant, ou du moins pour l’orgueil de protéger une grande famille ? Enfin n’y a-t-il pas là quelque trace de cette fausse poésie que l’auteur est résolu à démasquer ? Oui, Wohlfart a été fort contre les séductions du mal et de la vanité puérile, il ne l’a pas été contre ces tentations plus hautes qui, sous prétexte de dévouement, l’ont détourné de sa voie. Il se devait aussi à son patron, à son bienfaiteur, à l’excellent Schroeter ; il avait là une vie tracée, une tâche obscure et sérieuse : il a préféré les occasions éclatantes, il a voulu jouer un rôle et se mettre en scène. Dans cette maison qu’il abandonne, il y a une jeune fille, la sœur de M. Schroeter, l’humble et gracieuse Sabine, qui aime Wohlfart, qui semble faite pour lui, qui appartient au même monde, qui est nourrie des mêmes principes. Epouser un jour Sabine, ce devrait être la récompense de sa vie. En se dévouant aux Rothsattel, il a eu la pensée de conquérir cette brillante Lénore qu’il a rencontrée naguère sous les ombrages du parc. Son dévouement n’est pas pur ; qu’il s’interroge avec franchise, il sera obligé de s’avouer qu’il a commis une sorte de trahison. La vanité aristocratique a séduit le vaillant bourgeois, il est infidèle à sa cause. Déjà au moment des adieux M. Schroeter lui a révélé sa faute en quelques paroles amères ; mais Antoine n’a vu dans l’attitude de son patron qu’égoïsme et dureté de cœur : il va être forcé bientôt de regretter sa méprise.