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cette peinture de la maison Schroeter, ce tableau d’une grande existence commerciale, qui a plu par la nouveauté et la franchise ; l’auteur n’ayant pas nommé la ville où il place son récit, toutes les grandes cités de l’Allemagne ont prétendu s’y reconnaître. Je me promenais à Augsbourg il y a quelques mois avec un spirituel rédacteur de la Gazette universelle ; après m’avoir montré le quartier de la Fuggerei, où sont conservés d’une manière si touchante les souvenirs de Fugger, l’illustre marchand du XVIe siècle, mon hôte me faisait parcourir les grandes fabriques, les riches maisons industrielles de la vieille cité. « Voici la maison Schroeter, me disait-il, c’est là que Gustave Freytag a choisi ses modèles. » On dit la même chose à Hambourg, à Lubeck, à Berlin, à Breslau, à Leipzig, à Vienne, à Trieste ; l’Allemagne entière veut retrouver son image dans les tableaux du romancier. La critique a confirmé par des éloges réfléchis ces hommages populaires. Dans un pays où le culte de Goethe fait partie de la religion nationale, des juges sévères n’ont pas craint d’instituer une sorte de parallèle entre Doit et Avoir et Wilhelm Meister ; bien plus, ce n’est pas toujours en faveur du poète de Weimar qu’ils ont conclu. Un tel succès, qui prouve surtout les aspirations généreuses du pays, est un engagement pour l’écrivain. L’Allemagne appelle un poète qui ait foi dans ses destinées et qui lui parle un langage viril. M. Freytag justifiera le triomphe de son roman par des œuvres plus sobres, plus vigoureuses ; il précisera mieux sa pensée, il dégagera plus nettement les leçons que sa patrie est digne d’entendre, et ce livre inaugurera pour l’auteur une carrière nouvelle où les grands sujets ne lui manqueront pas.

Cette force, cette sobriété, cette précision magistrale, qui font encore défaut à M. Gustave Freytag, je les trouve dans un autre tableau de la vie domestique, accueilli aussi avec un sympathique empressement. L’auteur de Doit et Avoir aime les idées générales, les peintures qui représentent toute une société ; il a le tort, seulement de s’oublier dans les développemens de sa fable et d’amoindrir ainsi l’effet qu’il veut produire. L’écrivain dont je vais parler ne semble pas se préoccuper des intérêts et des devoirs de l’Allemagne, mais quelle netteté dans ses inventions ! Point de détails inutiles, point d’épisodes parasites ; sa route est tracée d’une main sûre, et il y va jusqu’au bout sans dévier. Ce n’est pas le seul contraste que nous présentent ces deux hommes ; on ne saurait imaginer deux natures plus dissemblables. M, Freytag est expansif, M. Otto Ludwig est concentré en lui-même. M. Freytag est gai, alerte ; M. Ludwig est sombre et terrible. Celui-ci peint le mouvement des grandes cités, celui-là s’attache aux existences les plus obscures. L’un multiplie les figures sur sa toile ; ses héros, alors même que ce sont les