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anglomanes, royalistes et aristocrates, et qui l’a replacé dans sa voie naturelle, la voie républicaine et démocratique. » Avoir chassé du pouvoir les amis de Washington, avoir donné pleine satisfaction aux passions que Washington avait cherché à modérer, c’est ce que Jefferson a fait valoir auprès de son parti comme son plus grand titre à la reconnaissance nationale. Tel n’a point été cependant son dernier mot sur ce qu’il avait fait pour son pays. Sans doute il avait senti lui-même que pousser les États-Unis sur leur pente, cela ne pouvait paraître aux hommes sensés et impartiaux une œuvre bien originale ni bien glorieuse, et, voulant se présenter devant la postérité avec des titres moins contestables ou moins compromettans, il a préparé pour son tombeau cette inscription : « Ci-gît Thomas Jefferson, auteur de la déclaration de l’indépendance américaine, du statut de la Virginie pour la liberté religieuse, et père de l’université de la Virginie. »

Bien des fonctions élevées et des actes importans sont à dessein omis dans cette épitaphe, qui ne touche qu’aux deux termes extrêmes d’une carrière longue et heureuse. En cherchant à retracer la vie et le rôle de Jefferson, nous le verrons successivement réformateur radical de la législation encore aristocratique de la Virginie et gouverneur de cet état, ministre du congrès à Paris au moment de la chute de l’ancien régime, et conseiller sagace des révolutionnaires français pendant qu’à leur exemple il se livrait lui-même aux rêveries les plus déréglées ; — secrétaire d’état sous la présidence de Washington, vice-président sous celle de John Adams, et chef d’une opposition factieuse contre le gouvernement dont il était l’un des principaux et des plus habiles fonctionnaires ; — deux fois président et ayant su manier avec assez de dextérité le pouvoir au profit de ses idées et de son parti pour le transmettre à l’un de ses lieutenans, puis se retirant dans sa terre de Monticello pour y vivre jusqu’à l’âge de quatre-vingt-trois ans, entouré du respect des générations nouvelles, et y mourir au milieu d’embarras financiers qui sont à la fois une marque de sa probité dans l’administration des deniers publics et de son désordre dans l’administration de ses affaires privées. Telle fut en résumé la destinée de cet homme singulier, politique aussi habile dans l’action que chimérique dans la spéculation, libre penseur humanitaire de l’école du XVIIIe siècle, qui a caractérisé lui-même ses opinions religieuses et politiques par ces paroles : « Je n’ai différé de Washington qu’en un point ; j’avais plus de confiance que lui dans l’intégrité et la discrétion naturelle du peuple… Je ne suis pas d’accord avec Jésus-Christ sur tous les points. Je suis un matérialiste : Jésus-Christ avait pris le parti du spiritualisme. »