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jeûne ; mais grand embarras, ils ne sont rien moins que dévots, et ils ne savent comment s’y prendre pour parler le langage qui convient à la situation.


« Nous nous mettons, dit Jefferson, à fouiller dans l’histoire de la révolution d’Angleterre pour y retrouver les formules bibliques des vieux puritains, et à l’aide de quelques bouquins, en rajeunissant quelques phrases, nous parvenons à cuisiner tant bien que mal des résolutions fixant un jour de jeûne, d’humiliation et de prières, pour supplier le ciel de détourner de nous les maux de la guerre civile, de nous inspirer un ferme courage, et d’incliner à la modération et à la justice les cœurs du roi et du parlement. Et pour donner à notre proposition un plus grand air de solennité, nous nous rendons le lendemain chez M. Nicholas, dont le caractère grave et pieux était plus que les nôtres en harmonie avec notre langage, et nous le chargeons de l’affaire. »


L’affaire eut un plein succès. La chambre vota par acclamation ; elle fut immédiatement dissoute. Les membres se retirèrent dans la salle d’une taverne pour délibérer sur les moyens de mettre à profit une semblable crise. Ils convinrent de recommander aux autres colonies la réunion d’un congrès général, de remettre à une convention populaire le soin de choisir les délégués, et de faire coïncider le jour du jeûne avec celui des élections. Le 1er juin 1774, les églises retentirent des plus patriotiques paroles. « Le peuple s’y pressait en foule, la consternation peinte sur les visages. Ce fut dans toute la colonie comme un choc électrique, réveillant tous les hommes et les remettant sur leurs pieds. Tous les comtés envoyèrent des députés à la convention » Moi-même je fus nommé par le mien. »

Dans tout le cours de sa carrière, Jefferson conserva cette intelligence des masses, cette habileté à les remuer, et cette répugnance à s’adresser aux assemblées publiques autrement que par écrit ou par intermédiaire. Aussi le bouillant et vaniteux John Adams, qui avait été un orateur plus fleuri et un politique moins habile que Jefferson, nous raconte-t-il dans ses mémoires, d’un ton à la fois victorieux et dénigrant, que son vainqueur dans les élections pour la présidence des États-Unis avait été l’un des membres les plus silencieux du congrès : « Je ne l’ai jamais entendu dire deux mots de suite. » Jefferson tirait vanité de son silence. Il avait pour la race des orateurs restés avocats dans la vie politique, « gens dont le métier est de tout mettre en question, de ne rien céder, et de parler à l’heure, » un dédain légitime, et il a adressé à ses compatriotes, sur l’abus des débats parlementaires et la surabondance des hommes de loi dans les assemblées nationales, d’excellens conseils posthumes qu’ils n’ont pas toujours suivis, mais qui, Dieu merci, sont encore à leur usage :


« Au milieu d’un débat oiseux et verbeux, siégeait à côté de moi l’un de