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je vous le répète, il faut mettre de côté tout préjugé, et ne croire ni ne rejeter rien parce que certaines personnes l’ont rejeté ou cru. Votre propre raison est le seul oracle qui vous ait été donné par le ciel, et vous êtes responsable non de la rectitude, mais de la droiture de ses décisions. »

Peu importait donc au fond à Jefferson qu’on fût athée ou déiste, spiritualiste ou matérialiste, unitairien ou trinitairien, pourvu qu’on « n’eût pas cherché sa religion en dehors des inspirations de sa propre raison et des sentimens de son propre cœur, » et qu’on se fût refusé à admettre un ordre surnaturel, impénétrable à la raison, pourvu, en un mot, qu’on se fût fait soi-même une religion, c’est-à-dire qu’on eût une religion qui n’en fût pas une, car c’est méconnaître le caractère distinctif de la religion et la confondre avec la philosophie que de la faire descendre du génie de l’homme. De même qu’il croyait que, laissé à lui-même, l’esprit humain peut arriver à la vérité, à toute la vérité, et qu’il ne doit suivre aucun guide, n’accepter aucune règle, ne se soumettre à aucune autorité, de même il pensait que, laissée à elle-même, la liberté humaine va au bien, et que les sociétés doivent autant chercher à se passer de lois et de gouvernement que la pensée. Aussi y avait-il dans ses idées sociales presque autant de confusion et d’inconséquence que dans ses idées religieuses. L’homme lui paraissait naturellement enclin au bien ; mais les gouvernemens, qui sont composés d’hommes, lui paraissaient fatalement enclins au mal. Les fautes des gouvernés s’expliquaient surtout à ses yeux par des erreurs d’esprit qui pouvaient presque toujours se corriger d’elles-mêmes, les abus des gouvernans par la perversité de leur cœur, qui avait toujours besoin d’être dominée par la crainte des soulèvemens populaires. Est-il nécessaire de dire que c’était singulièrement méconnaître le cœur humain ? En arrivant au pouvoir, l’homme ne change pas de nature ; il reste ce qu’il était en le subissant ou en y aspirant, un être essentiellement faillible et peccable, et il ne faut des freins pour contenir ceux qui ont à gouverner que parce qu’il en faut pour contenir ceux qui sont à gouverner. La prétention de Jefferson était de n’en imposer qu’aux premiers, de donner à l’autorité pour seule garantie les lumières du peuple éclairé par la presse, et à la liberté pour principale sauvegarde la méfiance des masses, usant et abusant du droit à l’insurrection. Aussi n’hésitait-il point à préférer l’absence de gouvernement à l’absence de journaux, à admirer l’état social des Indiens, et à regarder l’émeute comme une des plus précieuses institutions politiques de son pays.


« Le peuple est le seul censeur de ceux qui le gouvernent, et ses erreurs mêmes contribuent à retenir ceux-ci attachés aux vrais principes de leur institution.