Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 8.djvu/583

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Punir ces erreurs trop sévèrement, ce serait supprimer la seule sauvegarde des libertés publiques. Le moyen d’empêcher ces interventions irrégulières du peuple, c’est de lui donner une connaissance parfaite de ses affaires par le canal des papiers publics, et de faire pénétrer ces papiers jusqu’au cœur de la masse tout entière. La base de nos gouvernemens américains étant l’opinion du peuple, le point capital est que l’opinion ne s’égare pas. Si donc j’avais à choisir pour nous entre un gouvernement sans journaux ou des journaux sans gouvernement, je n’hésiterais pas à préférer la dernière combinaison ; mais je voudrais que tout homme reçût ces papiers publics et fût en état de les lire. Je suis convaincu que les sociétés qui (comme celles des Indiens) vivent sans gouvernement jouissent, à les prendre dans leur ensemble, d’un degré de bonheur infiniment plus grand que celles qui vivent sous les gouvernemens européens… Je me demande même si cette forme de la société n’est pas la meilleure de toutes… Parmi les Indiens, l’opinion tient lieu de loi, et elle est pour les mœurs un frein aussi puissant que les lois aient jamais pu l’être ailleurs. En Europe, sous prétexte de gouverner, on a divisé les nations en deux classes, les loups et les brebis. Je n’exagère pas. C’est un vrai tableau de l’Europe. Entretenez donc avec soin l’esprit public et l’ardeur de notre peuple, tenez son attention en éveil. Ne soyez pas trop sévère pour ses erreurs, mais corrigez-les en l’éclairant. Si jamais il en venait à laisser languir son attention sur les affaires publiques, vous et moi, le congrès et les assemblées, les juges et les gouverneurs, nous deviendrions tous des loups. »


C’était en réponse à ceux qui s’effrayaient et s’affligeaient trop, selon lui, des soulèvemens socialistes dont le Massachusetts venait d’être le théâtre, que Jefferson improvisait ces singulières doctrines ; dans son empressement à représenter ce formidable déchaînement de mauvaises passions comme un symptôme rassurant pour l’avenir de son pays, il se serait volontiers écrié avec Pangloss : « Ceux qui ont dit que tout est bien ont dit une sottise. Il fallait dire que tout est pour le mieux. » — « Dieu nous garde, écrivait-il à ses amis, de rester jamais vingt ans de suite sans une semblable insurrection !… Je tiens pour avéré que de temps en temps une petite émeute est une bonne chose, et aussi nécessaire dans le monde politique que les orages dans le monde physique… L’arbre de la liberté a besoin d’être rafraîchi quelquefois dans le sang des tyrans et des patriotes… Il est vrai qu’en échouant les rébellions confirment généralement les empiétemens de droit qui les ont fait naître. L’observation de cette vérité doit rendre un honnête gouvernement républicain assez modéré dans la compression des révoltés pour ne pas trop en décourager le peuple. »

De semblables paradoxes sont plus dangereux pour les badauds qui s’y arrêtent en les lisant que pour les gens d’esprit qui les écrivent en passant. Ils n’empêchaient nullement Jefferson de parler d’un l’on impitoyable des « misérables, » des « coquins, » des