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tous les reproches que comprimait depuis longtemps ce noble cœur. De sa main restée libre, il repousse avec force ce furieux qui veut se cramponner à lui. « Ah ! s’écrie celui-ci, chez qui la haine se change en rage, tu te montres donc enfin sous ton visage véritable ? Tu m’as chassé de toutes les places que j’occupais ; à mon tour maintenant ! Jette-moi dans l’abîme, ou je t’y entraîne avec moi. » Apollonius comprend que tout est perdu. La main par laquelle il se retient à l’angle aigu de la poutre commence à s’engourdir. Il faut que de sa main gauche il saisisse son frère par le bras et qu’il le lance dans l’espace, sinon Fritz va s’y précipiter avec lui. « Non ! non ! s’écrie Apollonius, ce ne sera pas moi ! — Fort bien ! dit Fritz, tu veux encore faire retomber cela sur moi ; mais c’est le dernier terme de tes hypocrisies. » Apollonius chercherait bien un autre point d’appui, mais il sait que son frère profitera de l’instant où sa main gauche aura quitté la poutre. Déjà voici Fritz qui va prendre son élan ; la main d’Apollonius glisse sur le bois où elle s’attachait ; s’il ne trouve pas un nouveau point d’appui, il est perdu. Peut-être d’un bond rapide pourrait-il embrasser la poutre avec ses deux mains, mais ce mouvement causera la chute de Fritz. C’est là pour Apollonius le seul moyen de salut. Que faire ? Alors il revoit en esprit son vieux père, si probe, si fier, et celle qu’il n’ose nommer, et les pauvres enfans. Il se rappelle le serment qu’il s’est fait à lui-même : il est désormais le seul appui des siens, il faut qu’il vive !… Il prend son élan et embrasse la poutre ; au même moment, son frère, qui n’a plus de point de résistance, chancelle et tombe. Là-bas, là-bas, au fond, au-dessous de lui, Apollonius entend les rouages de la grande horloge qui s’agitent ; deux heures sonnent. « Les oiseaux, les choucas, troublés dans leur repos par cette lutte, s’élancent comme des flèches du haut de la tour jusqu’aux échafaudages, puis tournoient dans les airs avec de petits sifflemens aigus. Tout en bas, on entend la chute d’un corps lourd sur le pavé. Un cri d’horreur retentit de toutes parts. Maintes gens accourent, frappant leurs mains l’une dans l’autre ; de pâles visages de vivans regardent le visage plus pâle encore du trépassé, étendu sanglant sur le sol. Et ce tumulte, ces cris, ces gens qui accourent, ces mains frappées l’une dans l’autre, tout cela se répète depuis la place de l’église jusqu’aux quartiers les plus éloignés de la ville. Là-haut cependant les nuages dans le ciel n’y font pas attention ; ils passent, ils poursuivent paisiblement leur grand voyage. Ils voient chaque jour au-dessous d’eux tant de misères, tant de catastrophes produites par ceux-là même qui en sont victimes ; un cas particulier ne saurait les émouvoir. »


Cette scène terrible amène une situation où se déploie de nouveau la forte inspiration morale de M. Ludwig. Nul ne soupçonne le drame de la tour Saint-George, toute la ville ignore ce qui s’est passé dans la maison aux volets verts ; on sait seulement qu’il y a là un vieillard aveugle, une jeune femme avec de pauvres enfans, et l’on pense volontiers que le brave Apollonius devrait épouser sa belle-sœur. C’est le désir du père, c’est la secrète espérance de Christiane. Seul, Apollonius s’enferme de plus en plus dans une réserve silencieuse et sombre. Il évite sa belle-sœur, il s’accuse de l’avoir aimée, d’avoir