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mot, cet accent, cette décision soudaine d’Apollonius devaient se rattacher à ses souffrances morales. Ces souffrances pourtant, la physionomie d’Apollonius n’en trahissait plus rien ; l’inquiétude qui assombrissait son visage avait subitement disparu. Au milieu des soucis et des terreurs d’un tel moment, l’excellent homme éprouvait une sorte d’espérance joyeuse. C’était bien l’Apollonius d’autrefois qui était là devant lui ; c’était bien cette attitude modeste, cette résolution tranquille, qui, dès leur première rencontre, lui avait inspiré pour le jeune artisan une si cordiale sympathie. « S’il allait y rester ! » pensait-il. Et, n’ayant pas le temps de lui répondre, il se contenta de lui serrer la main. Apollonius comprit tout ce que ce serrement de main voulait dire. Ses traits exprimèrent tout à coup une sorte de pitié tendre pour son vieil ami ; il semblait se reprocher le chagrin qu’il lui avait déjà fait et la douleur plus grande encore qu’il allait lui causer. « Je suis toujours prêt à ces accidens-là, lui dit-il avec son doux sourire ; mais le temps presse, à revoir ! » Ils partirent, et Apollonius, plus rapide ; eut bientôt échappé aux regards de l’architecte. Pendant tout le trajet qui le séparait de l’église, au milieu des clameurs, au milieu des clairons et des tambours, à travers le fracas de l’orage et du tonnerre, l’architecte se disait : « Ou je ne reverrai pas ce brave jeune homme, ou, si je le revois, il sera guéri… »

« La place Saint-George était pleine d’hommes, et tous les yeux étaient tournés avec angoisse vers la flèche de la tour. L’immense et antique édifice était debout comme un rocher au milieu de cette bataille où la nuit et les éclairs semblaient se le disputer comme une proie. Tantôt des bras de feu l’enveloppaient, l’enlaçaient avec une telle furie, qu’on eût pu le croire lui-même tout en feu ; tantôt la nuit reprenait l’avantage et l’engloutissait de nouveau sous ses vagues sombres. De même à ses pieds la foule apparaissait par instant avec des visages pâles serrés les uns contre les autres, et puis s’abîmait subitement dans les ténèbres. L’orage arrachait les manteaux, il secouait les hommes, il les fouettait au visage avec leurs cheveux, comme pour se venger d’avoir attaqué en vain le géant de pierre et de s’être blessé à ses arêtes, ou bien il les aveuglait avec sa poussière de neige, qui, à la lueur fulgurante des éclairs, ressemblait à une pluie de feu.

« Apollonius se fraie un passage à travers la foule et s’élance à grands pas dans l’escalier de la tour. Arrivé à la plate-forme, il demande en vain des renseignemens plus précis. Les gardiens, tout en pensant que le coup de foudre avait porté à froid, rassemblaient à la hâte maints objets de ménage et se préparaient à s’enfuir de la tour. Apollonius prend des lanternes, et se dirige vers les charpentes supérieures pour éclairer toute cette partie du bâtiment. À l’intérieur, aucun signera révèle le feu de la foudre et un commencement d’incendie ; point de fumée, point d’odeur de soufre. Apollonius entend ses compagnons dans l’escalier et leur crie qu’il est là. À ce moment, une lueur bleuâtre étincelle à toutes les ouvertures, et immédiatement après le tonnerre éclate sur la tour. Apollonius est comme étourdi du coup. S’il n’avait instinctivement étendu la main vers une poutre, il serait tombé de son échelle. Une épaisse vapeur de soufre le saisit à la gorge. Il s’élance vers l’une des ouvertures pour aspirer l’air pur. Les ouvriers, plus éloignés du lieu où est tombée la foudre, n’ont pas éprouvé le même choc, mais l’épouvante les cloue immobiles sur les dernières marches de l’escalier de pierre. « Montez !