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que j’aie jamais connus, et je lui demandais ce que devenaient la bonhomie proverbiale et l’indulgence si vantée des Italiens au milieu de cette frénésie cancanière.

— Voilà, lui disais-je, une contradiction remarquable dans votre caractère national. Il n’y a qu’un instant, sur la place publique, où toute la bonne compagnie se trouvait réunie, on pouvait s’asseoir à côté d’une dame, lui parler pendant trois heures, la reconduire chez elle sans que personne eût l’air d’y prendre garde, et à présent nous assistons à un conciliabule nocturne où l’on vient chercher des nouvelles d’une intrigue galante avec plus de passion que s’il s’agissait de la bataille de Novare.

— Il n’y a point là de contradiction, répondit le sacristain. L’aimable facilité de mœurs que vous observiez tout à l’heure sur la place Saint-Marc est subordonnée à une condition rigoureuse : c’est que vous aurez la ville entière pour témoin de vos assiduités. À l’instant même où l’on croira remarquer dans vos allures une ombre de mystère, vous serez surveillé, vous deviendrez le sujet de toutes les conversations, et vous reconnaîtrez qu’il y a autour de vous encore plus de curiosité que d’indulgence. Cette curiosité a son excuse et sa raison d’être : le désœuvrement forcé d’une population gaie et vivace, condamnée par la politique à l’oisiveté perpétuelle. Il faut bien que nos pauvres jeunes gens s’occupent de bagatelles, puisque toute idée sérieuse leur est interdite. Leur malice d’ailleurs ne va pas loin, et dès qu’une historiette a seulement trois mois de date, elle tombe dans l’oubli pour toujours.

L’occasion s’en présentant, je priai mon ami le sacristain de me raconter une de ces histoires ; tombées dans le sac aux oublis, et dont j’avais recueilli quelques détails à la volée. Depuis longtemps j’observais au théâtre de la Fenice une loge de primo piano toujours occupée par les mêmes personnes. Sur le devant de la loge, on voyait une de ces femmes privilégiées dont la beauté régulière résiste à l’action du temps. La marquise Lucia B… ressemblait à la Venise triomphante du palais ducal, que Paul Véronèse a représentée au déclin de la jeunesse et un peu chargée d’embonpoint, mais encore belle et séduisante ; près de la marquise était sa fille Erminia, charmante brune de seize ans, aux joues veloutées comme des pêches ; au second rang était un garçon de vingt ans qui paraissait plus occupé de la jeune fille que du spectacle ; dans le fond de la loge se tenait invariablement assis, près de la porte, un homme d’une physionomie intelligente, avec des sourcils épais, des cheveux grisonnans, des yeux vifs adoucis par une expression débonnaire, et dont les regards épiaient incessamment l’occasion de rendre à la marquise quelque petit service. C’était lui qui demandait les sorbets pendant l’entr’acte, portait l’éventail