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et parfois même les plus habiles, combattent un peu à l’aventure. Pourquoi ? C’est qu’ils ont voulu faire campagne avant de connaître familièrement le maniement des armes. M. Taine a sur la plupart de ses confrères un immense avantage : il sait beaucoup de choses, et ce qu’il sait lui permet de trouver sans hésiter, sans tâtonner, ce que d’autres ont pris la peine d’apprendre pour lui. Par l’étude assidue des grands modèles de l’antiquité, il s’est préparé à l’intelligence complète, à l’estimation judicieuse des œuvres modernes. S’il ne réussissait pas à conquérir une légitime et durable autorité, ce serait vraiment sa faute. Parmi les écrivains qui entreprennent de dire ce qu’ils pensent des livres de leur temps, il y en a bien peu, nous sommes obligé de le reconnaître, qui aient mesuré les difficultés de leur tâche. Ils comptent sur l’esprit qu’ils possèdent ou qu’ils croient posséder, et ne s’inquiètent guère des questions qui pourront se présenter. Pour eux, la discussion n’a guère plus d’importance qu’une conversation de salon. Leur principale mise de fonds est une bonne humeur à toute épreuve. Ils s’appliquent au maniement de la raillerie, et ne s’aperçoivent pas qu’ils descendent au rang d’amuseurs publics. Ils dédaignent l’enseignement, comme ils ont dédaigné l’étude. Ils ne voient, ils ne veulent voir dans la masse des lecteurs que des oisifs qui ont besoin de se désennuyer. Il est bien rare qu’ils songent à les éclairer. Une fois qu’on a quitté les bancs de l’école, le temps des leçons est passé. La vie se partage pour le plus grand nombre entre l’exercice d’une profession lucrative et les heures de délassement. À quoi bon essayer d’instruire ceux qui veulent se délasser ? C’est en effet à ce parti que s’arrêtent ceux qui veulent faire leur chemin dans le monde sans abréger leur sommeil, sans se condamner à des études toujours renaissantes. Leur éducation est complète et définitive le jour où ils quittent le collège. Une vie nouvelle s’ouvre devant eux. Se remettre à feuilleter les livres qui ont tourmenté leur jeunesse serait avouer qu’ils ne les connaissent pas. Ils trouvent plus ingénieux de se dire brouillés avec l’antiquité, et de traiter comme des pédans ceux qui se permettent d’invoquer son témoignage.

M. Taine n’appartient pas à cette classe d’écrivains. Il a trop étudié pour ne pas sentir le charme et le prix de l’étude. Il comprend l’objet de la discussion, et n’essaie pas de l’éluder. Aussi j’apprendrais sans étonnement qu’il fût rangé parmi les pédans. J’aime à penser qu’il ne s’affligerait pas de cette mésaventure. Discuter sérieusement, faire prévaloir son opinion en appelant à son aide des argumens sincères, n’est pas chose si vulgaire qu’on doive y renoncer pour échapper aux railleries des oisifs. L’esprit envahit tout, on ne peut pas ouvrir un livre nouveau sans trouver une page