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interrompre ou détourner le cours régulier de ses idées. Le fou ne le peut plus ; les idées s’appellent l’une l’autre par une sorte d’affinité dont les causes sont probablement cachées dans des rencontres et des combinaisons antérieures.

Un tel désordre est fait sans doute pour exciter l’étonnement ; mais il est loin de présenter un spectacle aussi extraordinaire que celui de la raison et de la folie coexistant à la fois dans le même homme et presque dans le même moment : c’est ce spectacle que nous offre la monomanie. Nous interrogeons un malade sur sa vie passée, il répond avec exactitude et justesse. Sa mémoire n’a subi aucune altération ; les dates et les faits lui reviennent avec une précision remarquable ; pas d’hésitation, point d’égarement, tout est en effet comme il le raconte. On l’interrompt pour lui demander s’il n’a point quelque chose dans les yeux. Ici commence la déraison ; il a des âmes dans les yeux ; il en a au moins cent cinquante mille dans tout le corps, depuis la plante des pieds jusqu’à la tête : ce sont les âmes des morts illustres ; dans l’œil droit est la famille Bonaparte, dans l’œil gauche la famille de Louis-Philippe. La plus petite secousse suffit à le ramener au bon sens. On lui parle de son frère et de sa famille ; aussitôt il entre dans les détails les plus exacts et les plus circonstanciés. Il parle de son ancienne profession, il était douanier, il en raconte les périls, les difficultés. Donnez-lui une nouvelle secousse en sens contraire, le voilà qui divague de nouveau ; les âmes reviennent sur le tapis ; il en a de vertes, il en a de jaunes, elles le fatiguent de leurs obsessions. On peut renouveler cette sorte de jeu autant de fois qu’on le voudra ; le malade ne s’aperçoit de rien. Il est aussi sérieux, aussi expansif dans sa folie que dans son bon sens ; il étonne ceux qui l’examinent, il ne s’étonne point de lui-même : en lui, la partie saine ne juge pas la partie malade. C’est une figure à double face : d’un côté est un masque ridicule et extravagant ; de l’autre un visage naturel et régulier.

On a beaucoup discuté dans ces derniers temps sur la possibilité du délire partiel et d’une folie circonscrite[1]. Il ne nous appartient pas de décider la question : l’expérience seule, et une expérience très étendue, peut faire autorité dans cette matière. Seulement il nous semble que l’observation de ce qui se passe tous les jours autour de nous serait plutôt favorable que contraire à la doctrine de la monomanie. On invoque l’unité de l’esprit humain ; mais l’esprit humain, tout un qu’il est, possède incontestablement des facultés diverses inégalement développées. Dans l’état normal, vous voyez des hommes

  1. M. Morel, M. Moreau (de Tours), M. Brière de Boismont contestent plus ou moins l’existence de la monomanie. D’autres, M. Baillarger par exemple, la maintiennent comme une forme essentiellement distincte de la manie.