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d’être cloîtré au lycée et exclu de Fontainebleau : « Brave jeune homme, dit le maréchal en lui prenant la main, ne vous tourmentez pas ; vous aurez toujours le temps ; nous sommes à la guerre pour plus d’une campagne. » Dans ces paroles, dans le l’on même de la voix, il me semblait, le dirai-je ? que je sentais en action la vérité morale et touchante du vers de Virgile :

Te superesse velim ; tua vitâ dignior aetas.
« Je voudrais que tu survives ; ton âge est plus digne de la vie. »

Nous approchons cependant du château, et nous entrons dans l’avenue à travers deux rangées de paysans d’âge mûr, car la jeunesse virile était déjà plus rare ; mais des femmes et de jeunes filles en foule jetaient devant les pas du maréchal des branches de buis et de laurier. Le maréchal saluait à droite et à gauche. Ses deux aides de camp distribuaient quelques pièces d’or, et lui-même, lorsqu’il passa devant le curé, le touchant du doigt, dit en souriant : « Je vous emmène prisonnier, monsieur l’abbé, pour déjeuner avec nous. »

Arrivés à la salle élégante du service, quand le maréchal fut assis, et tout le monde après lui, Aréna, du bout de la table où nous étions placés, remarqua, me disait-il, la sobriété du maréchal, ne goûtant d’aucun vin et prenant quelques racines et quelques fruits secs avec du pain. Cet exemple était peu suivi, et l’amphitryon hasarda quelques reproches au duc, lui disant, après de larges toasts à sa gloire et à l’honneur des armées françaises : « Pardon, monsieur le maréchal ; mais vous abusez de l’absence du bon docteur, notre cher Corvisart. S’il était ici, il remplirait lui-même votre verre et ne vous permettrait pas ce régime. On peut gagner des batailles plus longtemps que Charles XII sans être aussi anachorète que lui, comme dit Voltaire ; n’est-ce pas, monsieur Pigault-Lebrun ? » Je n’entendis pas la réponse de l’homme de lettres invoqué à ce moment ; mais le maréchal reprit avec une gravité mêlée de douceur : « Il est vrai, mon cher administrateur, j’ai fortifié cette habitude en Espagne, où il faut si peu pour vivre et où on meurt si volontiers. Je n’y mets nulle ambition, je vous assure. On peut rencontrer Pultava partout ; mais ce qui est presque aussi funeste, c’est d’avoir non pas des armées à vaincre, mais un peuple à subjuguer, d’avoir à lutter contre le désespoir. » Là, le maréchal, dans quelques paroles graves et douloureuses, parut comme poursuivi du souvenir si récent de Saragosse en feu. « Quelle guerre ! dit-il, quels hommes ! Un siège dans chaque rue, une mine sous chaque maison. Être contraint à tuer tant de braves gens, ou même tant de furieux ! Cette guerre est horrible. Je l’ai écrit à l’empereur ; la victoire fait peine. »