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d’avoir suggéré la conquête de l’Espagne à l’empereur. « Qu’est-ce à dire ? avait-il observé. Un homme devient-il accapareur de couronnes par le conseil d’autrui ? Cela ne part-il pas d’un fonds d’implacable égoïsme et d’orgueil qui s’accroît sans cesse en nous ? Cet homme, je le dis à regret, car je l’aimais, et je mourrai pour lui, n’a nul souci de faire tuer ses généraux, ses maréchaux, tout son jeune ancien état-major de l’armée d’Italie : il s’accommode même assez bien de nouvelles fortunes à faire et de nouveaux dignitaires à nommer. Cela vieillit sa grandeur à lui, et semble l’affermir. L’invasion de l’Espagne, conçue dans son esprit dès 1806, n’est qu’une conséquence des royautés nouvelles de Naples et de Hollande. Il a dit, vous le savez, qu’il voulait qu’avant dix ans sa dynastie fût la plus ancienne de l’Europe. C’est pour travailler par un coin à ce projet que nous venons de brûler Saragosse, et que nous laissons cent cinquante mille hommes de vieilles troupes en Espagne, tandis que nous allons nous épuiser tout à l’heure à battre les Autrichiens avec des soldats à leur seconde ou troisième campagne et des conscrits de l’année. Cette marche forcée à la guerre est mortelle ; elle consume les hommes plus que le canon ne les tue. »

Reprenant encore la parole sur un regret du sénateur Dupont de Nemours, que l’empereur ne donnât pas des institutions libérales à l’Espagne, le maréchal dit en souriant : « Qu’il en donne d’abord à la France ! ou plutôt qu’il nous rende tant de droits qu’ils nous a pris sans les remplacer autrement que par la guerre continue et la servitude des autres peuples, pour assurer la nôtre ! Cet homme veut être Charlemagne, posséder par lui-même et par des proconsuls dépendans de lui, par des rois de sa famille, pour être plus soumis, toute l’Europe, du Rhin au Tage et de la Seine au Danube. Maître jusque-là, il ira plus loin dans le Nord. L’Espagne, ce dard empoisonné qu’il a dans le flanc, l’a seule rendu pacifique l’année dernière aux conférences d’Erfurt. Aujourd’hui Saragosse pris et quelque grande bataille gagnée bientôt en Allemagne vont redonner des prétextes à cette ambition, à laquelle nous sommes attachés en diagonale, comme les faux tranchantes aux chars de guerre des anciens. Nous courons de même, lancés à toute course, coupant et moissonnant tout sur notre passage, jusqu’à ce que nous tombions dans quelque abîme, où le char se brise avec nous. »

M. Collot, le disciple zélé du savant Visconti, était frappé et comme ébloui de cette image antique échappée au maréchal, à cet homme d’un si grand cœur, que la guerre, le commandement, l’entretien de quelques amis, quelques lectures rapides au milieu du bruit des armes, avaient ennobli, éclairé, transformé, ou plutôt porté tout à coup à la maturité de sa brillante et heureuse nature.

M. Garat en témoignait un étonnement plus enthousiaste encore. Auteur