de sa propre tactique. Par là et par les formes de l’attaque, la durée de la résistance, le combat fut cruel pour la France, et le problème de la victoire, à force de masses entassées sur un point, eut une démonstration de plus.
Parmi tous ces maux que le traité de Schœnbrunn allait bientôt effacer en apparence, mais qui couvaient dans le souvenir des peuples, une grande perte pour la France fut la mort de l’héroïque maréchal Lannes. Quand la nouvelle en fut annoncée dans le bulletin d’Essling, avec le récit mal dissimulé des pertes énormes de la journée et de la souffrance des troupes, cette mort, qu’on ne pouvait cacher, qu’il fallait avouer et déplorer, fut sentie comme un deuil public, comme un sinistre augure, comme un affaiblissement de nos armes.
Dans quelques-uns de ces hommes du monde, hommes d’affaires ou de plaisir qui s’honoraient d’avoir connu le maréchal, qui se rappelaient ses paroles, ses tristes pressentimens, ses nobles vœux, l’affliction était extrême et mêlée d’une sorte d’irritation contre la puissance et la destinée. « Qu’y a-t-il de vrai aujourd’hui ? disait l’un d’eux. Une effroyable bataille s’est livrée en avant du Danube, avec une partie seule de nos forces contre une armée plus nombreuse qui nous investissait de ses feux. Elle a duré vingt heures, et on nous annonce quinze cents Français tués, lorsque les Autrichiens seuls, restés en possession du champ de bataille, ont enseveli sept mille de nos morts[1], et que vingt mille de nos blessés remplissent les hôpitaux de Vienne, notre conquête ! » Puis le même homme ajoutait avec une émotion profonde : « Vous n’oublierez jamais, n’est-ce pas, que vous avez vu le duc de Montebello ? Quel courage ! quelle humanité ! quel regret de la guerre où il était si admirable ! Cette perte a dû affliger l’empereur, je le crois. L’avertira-t-elle du moins ? Vous avez vu ce qu’il en dit lui-même. Rien de tout cela n’est vrai. Le maréchal n’a pas proféré ces pompeuses paroles que lui prête le bulletin[2] : « Sire, je meurs avec la conviction et la gloire d’avoir été votre meilleur ami. » Il n’a pas fait non plus tous ces reproches amers : il n’a pas dit ces mots injurieux que répètent ici à demi-voix quelques badauds en colère. Il expirait dans d’horribles souffrances, les deux jambes brisées et amputées. Il n’a parlé d’abord que de sa femme et de ses jeunes enfans, et il a dit avant de s’évanouir dans l’agonie : « Au nom de Dieu, sire, faites la paix pour la France ! moi, je meurs ! »
VILLEMAIN.