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de mots nouveaux, de formes nouvelles, tandis que chez d’autres l’idée est restée presque embryonnaire, et que l’objet s’est toujours présenté sous le même aspect. Si telles impressions dominaient, les mots destinés à les rendre se multipliaient. Au temps de la chevalerie, il y avait une foule de mots pour exprimer l’idée de cheval. Dans le sanskrit, la langue de l’hindoustan, où l’éléphant joue un rôle aussi important que le cheval chez nous, les expressions abondent pour dénommer ce pachyderme. On le désigne tantôt comme l’animal qui boit deux fois, tantôt comme celui qui a deux dents, tantôt comme l’animal à trompe, etc. Et ce qui arrive pour les substantifs arrive aussi pour les verbes. Dans les langues américaines, créées par des peuples qui avaient peu d’objets sous les yeux, mais dont la vie était toute dans l’action et le sentiment, les formes verbales sont singulièrement multipliées, tandis que dans le sanskrit et dans le grec, que parlaient des peuples arrivés à un haut degré de civilisation, les substantifs ont le pas sur les verbes. Ainsi la vie même d’un peuple a été la source des modifications qui se sont opérées dans sa langue, et chaque idiome a conduit son développement à sa manière.

Je viens d’indiquer les causes internes de la transformation des langues ; mais en plaçant parmi ces causes la vie des peuples qui les parlent, on arrive à un autre ordre d’influences, et si l’on admet que les progresse l’intelligence sont liés au sort des nations, il faut admettre aussi que le mélange des races a eu sa part dans les altérations subies par certains idiomes. Le kawi est sorti, on le sait, de l’association de formes empruntées au dialecte populaire de Java avec le sanskrit. Le copte, le galla portent des traces incontestables de l’introduction de formes grammaticales empruntées aux langues sémitiques, quoique ces langues en diffèrent cependant radicalement par le vocabulaire. Cela tient, ainsi que l’a judicieusement remarqué M. Logan, à ce qu’un idiome n’est pas toujours chassé par un autre : il est quelquefois seulement modifié par lui. La prononciation subit d’abord nécessairement, dans des bouches appartenant à une race nouvelle, une modification profonde ; tous les peuples ne sont pas doués des mêmes aptitudes vocales. À la suite de l’altération de la prononciation vient l’importation des mots : un peuple, en se mêlant à un autre, dont il adopte la langue, introduit dans celle-ci un certain nombre de mots empruntés à la sienne propre. La grammaire résiste, il est vrai, et garde son cachet originel ; mais si la race qui vient se fondre avec la population dont elle adopte l’idiome est douée d’une intelligence plus souple, d’un esprit plus pénétrant, d’une loquacité plus grande, d’une vivacité plus habituelle, elle hâtera la décomposition de la langue : elle la précipitera plus avant dans les voies de l’analyse ; les mots se raccourciront davantage, les conjugaisons et les déclinaisons s’appauvriront encore, les inversions deviendront plus rares.

L’allemand, comparé à l’anglais, nous permet d’observer une remarquable application de ce principe. Les Allemands, qui sont restés sur leur sol, demeurent en possession d’une langue dont le caractère synthétique est toujours frappant. Mis en regard du gothique ou du bas-allemand, l’allemand moderne, c’est-à-dire le haut-allemand, nous présente des formes aussi riches, un appareil de flexions également abondant, des inversions non moins