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grammatical comme sous le rapport phonétique, aux habitudes qu’elle a reçues en quelque sorte avec le sang. Le thibétain et le barman, pour n’en citer qu’un exemple, quoique s’étant graduellement adoucis, ayant perdu les caractères les plus tranchés de la famille à laquelle ils appartiennent, gardent néanmoins des traces d’une extrême rudesse, de cette capacité à lier les mots dans une harmonie continue qu’on observe au plus haut degré dans le chinois et les langues de l’empire d’Annam. C’est que ce moule grammatical est devenu celui même de l’esprit. Nous ne pouvons changer la constitution mentale que Dieu nous a départie, nous ne pouvons refaire les aptitudes natives que nous possédons individuellement, mais qui varient suivant les personnes ; nous ne parvenons qu’à les modifier. Il en est de même des langues : ce sont des personnes de caractères divers, les unes superficielles et légères, les autres sérieuses et réfléchies, quelques-unes vives, pétulantes même, plusieurs gauches et lourdes. Cela n’empêchera pas cependant que l’âge et le genre de vie n’atténuent ou n’augmentent ces dispositions congéniales ; mais, quoi que fassent les années, les événemens et le contact d’autrui, l’homme, de même que la langue, demeurera pour le fond, à toutes les époques de son existence, ce qu’il était au point de départ. Il y a d’ailleurs des caractères plus ou moins tranchés, plus ou moins susceptibles d’être modifiés par les actions extérieures : on rencontre des natures malléables et des natures rebelles ; il en est ainsi pour les langues.

La meilleure preuve que l’on puisse donner de l’incapacité absolue de l’homme à créer une langue nouvelle, ce sont les tentatives mêmes qu’il a faites pour y parvenir. Il y a eu des réunions d’individus qui ont voulu, se faire un langage à part, qui se sont composé des jargons, des argots. Dans ces idiomes de création arbitraire, on a inventé des mots nouveaux, imaginé des expressions bizarres. Eh bien ! malgré cette volonté persévérante de briser avec la langue ancienne, sous cette enveloppe de fantaisie les formes grammaticales de la langue qu’on voulait abandonner ont toujours reparu. Dans l’Amérique du Nord, on a vu des peuplades indiennes, à la suite de dissensions, se séparer en deux tribus, aller vivre chacune dans des endroits éloignés, en évitant désormais tout contact entre elles ; des habitudes nouvelles, des conventions particulières, des impressions locales n’ont pas tardé à transformer les mots du vocabulaire dont ces tribus se servaient. Ces mots, en nombre naturellement très restreint, se sont altérés au point qu’il n’est plus possible d’en saisir la parenté d’origine avec ceux dont ils sont pourtant sortis. En réalité, un vocabulaire nouveau a été créé, mais la grammaire est restée la même. Les formes verbales, le mode d’emploi des catégories du discours subsistent identiquement quant au fond, et en dépit du changement de peau, la similitude du squelette accuse la communauté de race. Nous connaissons des langues qui vivent depuis plus de trois mille ans, qui ont été parlées par des peuples ayant traversé de notables vicissitudes, et cependant le fond de ces langues est encore ce qu’il était à l’origine. Le grec que l’on entend à Athènes n’est pas aussi éloigné du grec d’Homère que le français l’est de l’espagnol ou de l’italien ; le chinois qu’on écrit à la cour de Pékin n’est pas différent, quant au fond, du chinois des Kings, les anciens livres sacrés de la Chine, et le rabbinique s’éloigne moins du style de la