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et n’insista pas. Le plus grand plaisir de Georges, à présent qu’il ne la voyait plus, était de retourner dans cette maison et de passer de longues heures, un livre à la main, dans la pièce qu’elle animait autrefois de sa vie. Il revoyait les objets qui étaient à son usage, la lampe qui avait éclairé son travail, le fauteuil où elle s’asseyait près de la fenêtre, l’écheveau de fil ou de soie encore enroulé autour de la bobine, la tapisserie tendue sur le métier et piquée d’une aiguille, le vase tout plein de fleurs fanées, le livre entr’ouvert à la page à demi parcourue, le buvard et l’encrier placés sur un petit bureau qu’elle avait apporté, et qui datait du temps qu’elle était jeune fille. Mme Rose avait laissé un petit châle suspendu à une patère ; son panier à ouvrage était sur le coin de la cheminée ; quand Georges regardait longtemps ces objets, une étrange inquiétude s’emparait de son esprit ; il arrivait à croire qu’elle était dans la maison, il entendait le bruit léger de ses pas dans le corridor, et, si un aboiement sonore de Tambour le tirait de sa rêverie, il courait à la porte et l’ouvrait, croyant qu’elle allait entrer.

Les seules personnes qu’il vît alors étaient la Thibaude et Canada. Il visitait la Thibaude journellement et s’efforçait de remplacer Mme Rose auprès de la petite Jeanne, à laquelle il donnait cent bagatelles au nom de sa marraine. Jacques non plus n’était pas oublié, et il avait force chevaux de bois. Quant à Canada, il n’avait pas de plus fidèle compagnon sur la rivière. Chaque jour M. de Francalin l’aidait à jeter ses filets et à retirer ses lignes. Avec une délicatesse que l’éducation n’enseigne pas, le pêcheur n’était jamais le premier à lui parler de Mme Rose ; mais il répondait volontiers aussitôt que Georges commençait. Cette persévérance à aimer une femme que peut-être il ne reverrait plus touchait Canada et le surprenait surtout.

« Monsieur Georges, lui dit-il un jour, comptez-vous l’aimer longtemps comme ça ? Vous voilà en âge de vous marier, ce me semble ?

— Je n’y puis rien, répondit Georges ; Mme Rose a emporté mon cœur. »

Canada se gratta l’oreille.

« C’est drôle tout de même, reprit-il ; j’ai été amoureux il y a quelque vingt ans, et ça tenait dur…. Un jour, je m’aperçus que la Louison, une grande brune qui avait des joues comme des pommes d’api, me trompait pour un meunier de la Frette…. Je pleurai pendant tout un jour comme un benêt…. J’en avais le col de ma chemise tout mouillé…. Le soir, je rencontrai mon rival…. Ah ! dame ! je ne l’avais pas cherché, mais il fallait voir comme mes poings allaient !… La chose faite j’entrai au cabaret et j’en sortis gris comme un tonneau. Le lendemain, c’était fait de l’amour et de la Louison…. j’y pensais comme à une pipe de l’an dernier. »

Au bout d’un mois de cette vie solitaire que rien n’avait interrompue,