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clairement le bouillonnement de l’eau dont sa chute fut cause, ce qui fit qu’il continua de douter et de s’abstenir. Cette aimable pérégrination se prolongea ainsi quelques jours, au bout desquels Goethe atteignit Ems. Là il jugea convenable et salutaire de faire une petite halte hygiénique, et, après avoir complaisamment retrempé ses forces aux sources de l’endroit, il se remit en route et descendit le vieux Rhin en bateau, jouissant avec délices des magnifiques points de vue d’Oberlahnstein et d’Ehrenbreitstein.

Dès sa venue, la famille La Roche, à qui Merck l’avait annoncé, l’accueillit à bras ouverts, et presque aussitôt il put se considérer comme étant de la maison. Tout le monde le recherchait, le choyait, l’accaparait, — la mère pour ses talens littéraires, le père pour sa joyeuse humeur et son parfait bon sens, les jeunes filles pour le poétique rayonnement dont il marchait environné. Mme de La Roche, jadis les premières amours de Wieland, venait de composer une nouvelle dans le style de Richardson, l’Histoire de madame de Sternheim, et peut-être y avait-il quelque petit calcul de femme auteur dans cette manière d’attirer des gens dont il importait de se rendre l’opinion favorable. Quoi qu’il en soit, la chose lui réussit avec Goethe, qui écrivit sur ses livres un bel article que le Journal des Savans de Francfort s’empressa de publier. Il est vrai que les méchantes langues de l’époque racontent qu’elle dut cette complaisance beaucoup moins à ses propres mérites qu’aux charmes de sa fille Maximiliane, dont les yeux irrésistibles avaient dès l’abord fasciné le jeune reviewer. C’est elle qui figure dans Werther sous le nom de Mlle B…, et qui fut depuis la mère de Bettina. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’on ne tarda pas à se prendre de belle flamme, que les regards parlèrent, et que l’amoureuse fleurette alla son train ni plus ni moins que si Charlotte n’eût jamais existé : conduite impardonnable, qu’on a quelque peine à s’expliquer, même quand on connaît la prodigieuse mobilité de cette nature de poète ! On se tromperait fort, du reste, à voir dans une évolution de ce genre ce que nous appelons vulgairement de l’inconstance. À Dieu ne plaise que Goethe oublie l’idole d’hier aux pieds de la maîtresse d’aujourd’hui ! Pour les perdre un instant de vue, il ne renonce ni à ses souvenirs ni à ses souffrances, qui se réveilleront en temps et lieu sous la moisson de fleurs dont il les couvre. Seulement il y a en lui une telle exubérance de vie, tant de force jointe à une impressionnabilité si extraordinaire, que jamais un sentiment, quel qu’il soit, ne saurait enchaîner son indépendance et l’absorber, comme Werther, jusqu’au suicide. Son cœur ressemble à ces grands arbres des forêts qui portent des chiffres mystérieux gravés au vif de leur écorce, et qui, chaque année, au printemps voient leurs rameaux, où la sève bouillonne, se couronner de feuillages nouveaux et s’emplir de joyeux