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départir, il prolongea tant qu’il put la gestation, tournant et retournant son sujet en lui-même, et possédant son œuvre non-seulement dans son ensemble, mais jusqu’en ses moindres détails, avant d’avoir écrit la première syllabe. Qui sait même ce qui serait advenu de cette première création sans l’influence de sa sœur Cornélie, qui lui mit en quelque sorte la plume à la main ? Il commença donc à écrire un matin, et dès le soir sa sœur eut la confidence des premières scènes. C’était une femme d’un grand sens et d’un esprit très supérieur que Mlle Cornélie Goethe. Elle comprit dès le début que la chose était grave et qu’il s’agissait tout simplement pour son frère de prouver qu’il avait du génie. Aussi se donna-t-elle garde de prodiguer l’admiration : tout en reconnaissant que l’ouvrage s’annonçait d’une façon convenable, elle émit certains doutes sur la persévérance de l’auteur. Goethe, que les louanges eussent endormi, se piqua d’émulation devant le sourire d’incrédulité de son intime conseillère, et en six mois l’ouvrage fut terminé.

Goetz parut au printemps de 1773, et c’était pendant l’automne de 1772 que Goethe avait quitté Wetzlar pour s’en retourner à Francfort, d’où il ne cessa d’écrire à Kestner et à Charlotte des lettres plus remplies de sentimens tendres et passionnées que d’orthographe. Étrange chose que cet oubli affecté des plus simples lois de la grammaire que les gens comme il faut croyaient devoir professer à cette époque dans leurs correspondances ! Écrire correctement sa langue eût été d’un homme du commun, et Goethe, on doit lui rendre cette justice, en use sur ce point en véritable grand seigneur. Heureusement ce n’était là qu’un travers de son temps, qui d’ailleurs ne portait obstacle ni à l’inspiration ni à la chaleureuse éloquence du discours, de telle sorte que ses lettres seraient, en dernière analyse, un terrible argument contre Vaugelas, car elles prouvent que les plus belles choses se peuvent passer d’orthographe. « Dieu vous ait en sa sainte garde, cher Kestner, et dites à Charlotte qu’il m’arrive parfois de croire que j’ai réussi à l’oublier ; mais, bah ! survient une rechute, et me voilà plus malade que jamais ! » Il rêve aux beaux jours écoulés, aux heures délicieuses qu’il perdait à ses pieds, entouré de joyeux garnemens qui lui grimpaient sur les épaules. Retours mélancoliques vers le passé, désespoirs complaisans où se mêle autant de poésie que de vraie souffrance ! Le suicide est à la mode, à peu près comme les fautes d’orthographe ; pourquoi des idées de suicide ne lui viendraient-elles point à l’esprit ? On connaît ce passage de l’autobiographie de Goethe : « Je possédais quelques armes de choix, et parmi ces armes un poignard bien affilé. Chaque soir, en me couchant, je le posais près de mon lit, et avant d’éteindre ma lumière j’essayais de me l’enfoncer dans la poitrine. Ce manège tenté diverses fois n’ayant pas réussi, je finis par me prendre en