Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 9.djvu/175

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

venir en toute chose. Solitude, isolement, désespérance, l’heure n’avait-elle pas encore sonné de recourir aux grands moyens ? Déjà Wolfgang invoquait la muse et se reprenait à cet immense dithyrambe dramatique de Mahomet, quand son heureuse étoile ramena vers lui, pour le distraire et le consoler de tant de maux et d’afflictions, la tout aimable Maximiliane de La Roche, qu’il avait connue, on s’en souvient, quelques mois auparavant sur les bords du Rhin. C’était l’année des mariages que cette année 1773. Maximiliane, pour ne point être en reste avec les autres, s’était à son tour mariée avec un riche commerçant de Francfort, M. Brentano. Triste établissement que celui-là, et dont Merck, dans une lettre à sa femme (29 janvier 1774), trace un mélancolique tableau ! « La semaine passée, j’allai à Francfort voir notre amie de La Roche. C’est un assez singulier mariage que celui qu’elle a fait faire à sa fille. L’homme est encore jeune, mais chargé de cinq enfans, d’ailleurs assez riche, mais c’est un négociant qui a fort peu d’esprit au-delà de celui de son état. C’était un triste phénomène pour moi d’aller chercher notre amie à travers des tonneaux de harengs et de pruneaux. Il paraît qu’elle s’est laissé induire par un de ses amis, M. Dumeiz, qui n’a consulté que la fortune et l’avantage particulier pour lui d’avoir une maison agréable à fréquenter. Tu aurais dû voir Mme de La Roche tenir tête à tous les propos et badinages de ces gros marchands, supporter leurs dîners magnifiques et amuser leurs lourds personnages. Il s’est passé des scènes terribles, et je ne sais si elle ne sera pas accablée sous le fardeau de ses regrets[1]. » À une personne de cette distinction et de cet esprit si cruellement fourvoyée, les consolations ne pouvaient manquer. « Goethe est déjà l’ami de la maison, il joue avec les enfans et accompagne le clavecin de madame avec la basse. M. Brentano, quoique assez jaloux pour un Italien, l’aime et veut absolument qu’il fréquente la maison ! »

Mais ce métier d’officieux voisin n’était pas tous les jours commode. Placé entre deux époux qui avaient l’habitude de se quereller et le prenaient imperturbablement pour confident et pour arbitre, Goethe finit par ne plus savoir auquel entendre. Passe encore pour consoler la femme des manières de son mari[2] ; mais écouter de sang-froid les griefs souvent trop justes du pauvre homme, c’était là une de ces situations fausses que pour mille raisons on n’aime pas voir se prolonger. Les choses durèrent ainsi pourtant tout un automne et tout un hiver, et, s’il faut en croire ce que dit Goethe[3], cette tendre

  1. Merck, Correspondance des Amis de Goethe, première partie, p. 132. La lettre est écrite en français.
  2. « Il a la petite Brentano à consoler de l’odeur de l’huile et des manières de son mari. » (Merck, ibid.)
  3. Dichtung und Wahrheit.